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En France, un enfant sur dix vit dans une famille pauvre. Une réalité
qui n’est pas suffisamment prise en compte par le système scolaire. Un article de Sylvie Ducatteau, extrait du quotidien l’Humanité.
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Sac à dos arrimé sur les épaules et blouson à bout de bras, Elio ressemble, à première vue, à tous ses copains et copines de CE1. Si ce n’est son sourire un peu effacé, ses yeux un peu plus cernés et sa fatigue un peu plus visible. Le mot du maître qu’il doit soumettre à sa maman pour une histoire de bavardage n’explique pas tout. Le petit Elio est réellement fatigué. À huit ans, le garçonnet enchaîne, matin et soir, une heure de transports en commun – bus, RER – et de marche à pied entre son école et l’hôtel social où sa famille est hébergée. Elio n’est pas seul dans son cas. Il fait partie de ces 1,2 million d’enfants – un sur dix – qui vivent dans une famille pauvre ou très pauvre et dont le parcours scolaire est souvent marqué par l’échec. Le 12 mai dernier, le Conseil économique, social et de l’environnement (Cese) a publié un rapport édifiant sur la question. Il y démontre l’ampleur du phénomène et surtout les faiblesses de l’institution scolaire à accompagner ces élèves.
Dans cette étude, il y est rappelé que les sortants sans diplôme proviennent bien plus fréquemment de milieux sociaux défavorisés : 34 % ont un père ouvrier, 31 % employé et moins de 10 % ont un père cadre supérieur ou exerçant une profession libérale. Pas de surprise à cela. « Vivre en situation de grande pauvreté, c’est vivre en danger humain, social et scolaire », confirme Jean-Paul Delahaye, inspecteur général de l’Éducation nationale et auteur du rapport (lire entretien). De fait, les contraintes extrêmes du quotidien et l’incertitude sur l’avenir compliquent la réussite de ces élèves.
« Le maître m’a dit qu’il est intelligent mais un peu négligent »
Rose [1], la maman d’Elio, connaît ça par cœur. Loin des diatribes sur la « démission » des parents pauvres, sa vie est rythmée par l’école, le seul point d’ancrage quand tout vacille. Levée à 5 h 30 pour préparer tout et tout le monde en vue du départ à l’école. 7 heures : Elio s’habille et déjeune rapidement. 7 h 35, il attrape un premier bus, suivi par quinze minutes de RER à 8 h 10, puis encore une autre quinzaine de minutes de bus pour rejoindre l’école. Parfois, l’enfant est en retard. Il passe voir le directeur dans son bureau. Celui-ci comprend. Pour l’instant, la famille se débrouille « pour le bien des enfants ». Pour la nourriture, c’est les Restos du cœur. Pour les vêtements, les vide-greniers. Ils vivent à cinq dans une pièce avec un coin cuisine et douche. Difficile de bien dormir, pour Elio en particulier. « Le maître m’a dit qu’il est intelligent mais un peu négligent, dit Rose. Je comprends qu’il le soit mais comment lui en demander plus ? » Choisir une école plus proche ? « Je ne sais pas combien de fois mon fils aurait dû changer d’école s’il avait fallu le scolariser près de l’endroit où nous sommes hébergés, explique Rose. Je ne veux pas perturber ainsi sa scolarité. Et puis, on ne sait jamais où nous allons nous retrouver. Le 19 juin, je dois refaire le point avec le Samu social… Elio, en tout cas, est très courageux. Je suis fière de lui. »
Selon la Fondation Abbé-Pierre, sept cent mille familles n’ont pas de domicile dont quatre cent mille sont hébergées chez des tiers. Des élèves que les enseignants repèrent rapidement. « On s’aperçoit que plusieurs familles partagent la même adresse tandis que d’autres sont domiciliées au centre communal d’action sociale », explique un directeur d’école. Qui énumère d’autres phénomènes courants là où la pauvreté sévit : des écoliers qui disparaissent des classes du jour au lendemain sans laisser d’adresse, la cantine désertée parce que trop chère, les difficultés à payer la photo de classe ou les sorties, les demandes de certificat de scolarité pour bénéficier de l’aide alimentaire des Restos du cœur… Il repère également les vêtements inadaptés, abîmés. « Dans ce cas, on organise une collecte, précise-t-il. Mais même remise discrètement, des parents refusent cette aide. La honte est trop forte. »
Face à ce constat, les aides sociales apportées par le système éducatif sont dérisoires. Le montant maximum de la bourse scolaire attribuée à un collégien s’élève à 357 euros par an, soit l’équivalent de 1,98 euro par jour de classe. Moins que le prix d’un repas pris à la cantine… Quant à la situation des fonds sociaux en collège, elle est tout bonnement scandaleuse. De 2002 à 2012, ce budget, qui permet entre autres d’aider les familles à payer la cantine, est passé de 73 à 32 millions euros… « On a osé faire des économies sur les pauvres », dénonce le rapport Delahaye, qui préconise de sanctuariser leur montant à ce qu’il était en 2001, soit 71 millions d’euros.
La pénurie touche aussi les postes de médecins scolaires, d’infirmières et d’assistants sociaux. « Nous ne ferons jamais réussir tous les enfants, et notamment ceux qui rencontrent des difficultés sociales – ou sont confrontés à une crise familiale (chômage, divorce des parents, violences familiales) – de plus en plus nombreuses, si nous n’avons pas les moyens de les soutenir, de les accompagner », défend Nathalie Gaultier, du Syndicat national unitaire des assistants sociaux de la fonction publique (SNUASFP-FSU). Le 2 avril dernier, ces personnels se sont mobilisés et ont obtenu la création de cent postes supplémentaires. Le ministère n’en prévoyait que cinquante. « Nous sommes les seuls à pouvoir nous rendre au domicile des familles, à pouvoir renouer le lien avec l’école s’il est rompu, mais nous sommes aujourd’hui aussi maltraités que les élèves. Un travailleur social peut avoir en charge jusqu’à cinq établissements. Comment voulez-vous faire ? », interroge Nathalie Gaultier. Dans l’académie de Lille où elle travaille, trois cents lycées n’auront pas d’assistants sociaux à la rentrée prochaine. Conséquence des réformes mises en œuvre à moyens constants. Cent cinquante postes sont redéployés sur les établissements classés en éducation prioritaire.
Une ségrégation qui varie de un à dix selon les départements
L’autre constat amer sur notre système scolaire est l’extrême concentration de cette grande pauvreté. Un rapport du Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco), publié la semaine dernière, démontre que la ségrégation sociale et scolaire « se cristallise sur certains territoires et dans certains établissements » qu’il qualifie de « ghettos scolaires ». Cette ségrégation varie de un à dix selon les départements, avec une forte concentration en région parisienne, dans le Nord et dans les régions lyonnaise et marseillaise. Dans ces villes et régions, un jeune sur dix fréquente un établissement accueillant deux tiers d’élèves issus de milieux socialement très défavorisés (ouvriers, chômeurs n’ayant jamais travaillé ou inactifs). Et le même phénomène existe à l’autre bout de la chaîne : 6 % des collèges accueillent deux tiers d’élèves issus de catégories sociales très favorisées. C’est, bien sûr, chez les premiers que se recrutent ceux que l’on appelle désormais les « décrocheurs », ces cent quarante mille élèves d’une génération qui sortent chaque année du système scolaire sans qualification ni diplôme.
« La question sociale est essentielle pour favoriser la réussite des enfants de familles pauvres, ajoute encore Jean-Paul Delahaye, mais elle est habitée par un autre problème. Supposons réglée cette question, nous n’aurons pas pour autant la garantie de la réussite de tous les enfants. » Dans son rapport, de longs chapitres sont également consacrés au défi pédagogique que doit relever l’école face aux élèves issus de milieux pauvres. « La massification ne veut par dire démocratisation », souligne ainsi Stéphane Bonnery, spécialiste en sciences de l’éducation. Le chercheur considère que les précurseurs de la démocratisation ont pensé que l’ouverture en grand des portes de l’école à tous les enfants suffirait à les faire réussir. « Ce qui est en partie vrai puisque la moitié des enfants d’ouvriers accèdent au baccalauréat. On a toutefois continué à enseigner comme si tous étaient issus d’un environnement familier avec l’école et ses codes », explique-t-il.
Face aux difficultés des élèves dans l’incapacité de franchir seuls ou en famille la marche manquante mais indispensable pour entrer dans les apprentissages, l’école a cherché des solutions mais au prix du transfert de l’échec sur l’élève lui-même. « Le système considère que l’enfant ne va pas bien, relève Stéphane Bonnéry. Or, la majorité des enfants en difficulté ne sont pas anormaux. C’est juste qu’ils ne sont pas en ‘‘connivence’’ avec les savoirs de l’école qui se sont complexifiés et qui favorisent les familles initiées. » Le défi est donc d’initier tout le monde. Y compris Elio.
Sylvie Ducatteau. Extrait de l’Humanité, jeudi, 4 Juin, 2015
Photo : Ivan Constantin