ANNOTATIONs par Jean-Christophe Buisson (texte correspondant à celle qui pourraient celui de l' "être" vue par l'homocoques.fr ... ) et Léa Crespi pour «Le Figaro Magazine» (photos)
Les murs du plus littéraire des palaces parisiens, le Lutetia (VIe ), résonnent encore, deux semaines après, des tessons de rire des auteurs de La Panthère des neiges (Gallimard) et de Soif (Albin Michel). Ils se rencontraient, ce matin-là, pour la première fois, mais dès l’échange des salutations dans le chaleureux Bar Aristide du premier étage du Lutetia, il était certain que ce moment serait une réussite.
>>>>>>>>>>>> Page du Figaro 22.11.2019 >>>>>>>>>>>>>
Rescapé d’une chute de toit qui faillit lui coûter la vie et lui fit subir une longue épreuve de douleur, Sylvain Tesson avait lu avec méticulosité le roman d’Amélie Nothomb narrant les dernières heures du Christ sur la Croix. Ainsi avait-il, bien entendu, repéré la phrase qu’elle prête à Jésus s’adressant à son père: «Non, Joseph, je ne mourrai pas en tombant du toit.» Or, que dit immédiatement le miraculé à la romancière? «Rassurez-vous, Amélie, je n’ai pas l’orgueil de penser que vous avez écrit cette phrase en pensant à moi, ni que vous avez choisi le titre de votre livre en sachant que je ne bois plus…» La glace était rompue, la suite serait à l’avenant. Entre deux dialogues très sérieux sur Dieu, l’Asie, les cuistres, les voyages, les ordinateurs ou la littérature, émergeraient sans cesse des traits de drôlerie.
Tesson: «J’ai raté ma première mort.»
Nothomb: «La prochaine sera parfaite.»
Tesson: «Je vous remercie.»
Voici la suite de cet échange entre deux écrivains majeurs de leur génération.
Nous avons, tous les deux, une passion commune pour Homère, ce qui, je crois, se ressent, dans nos manières d’écrire
Amélie Nothomb
LE FIGARO MAGAZINE. - C’est la première fois que vous êtes réunis, mais vous vous connaissez, au moins de réputation. Quel regard portez-vous chacun sur l’autre?
Amélie NOTHOMB. - Je suis une admiratrice de Sylvain Tesson, et depuis longtemps. De l’écrivain, d’abord. Quand je le lis, je suis régulièrement pétrifiée par la splendeur d’une phrase: «une nuit de sang et de gel», par exemple, me laisse figée sur place. Mais j’admire aussi l’homme. Peut-être parce que, malgré les apparences, je retrouve chez lui les échos de ce que je pense être à ma manière, certes, beaucoup plus modeste. En l’occurrence: quelqu’un qui ne se protège pas. Et qui adore l’aventure. On s’en doute peu, mais je suis aussi une aventurière, vous savez! Oh, là aussi, à une mesure bien plus modeste, mais quand même… Et puis nous avons, tous les deux, une passion commune pour Homère, ce qui, je crois, se ressent, dans nos manières d’écrire.
Et vous, Sylvain Tesson, que pensez-vous d’Amélie Nothomb et de son œuvre?
Sylvain TESSON. - Chère Amélie, j’aime chez vous l’expression de ce sentiment que la vie est une œuvre d’art. J’aime que vous ne mésestimiez pas l’idée qu’il faille s’exposer, y compris de manière fantaisiste, ludique, gracieuse. Et j’aime que vous scénographiez votre vie. À ce titre, l’hommage que vous rendez au corps dans Soif est formidable. Puissent tous les catholiques vous lire et cesser leur guerre contre les sens, contre la volupté. Fasse que votre idée de réconcilier l’écorce et le dogme soit reprise dans les sermons que nous entendrons demain sous les voûtes des églises! Mais une autre chose me réjouit en vous: vous êtes un message d’alarme qui indique invariablement les gens dont il faut se méfier. Vous êtes le compteur Geiger des cuistres. On vous promène et quand on voit des gens se crisper en raison de votre popularité, de votre absence de jargon et d’idéologie, de votre entêtement à raconter des histoires dans vos romans, de votre faculté à parler de religion sans dogme ni théologie, on sait qu’on a trouvé des individus qu’il faut fuir. Vous êtes comme une poêle à frire qu’on trimballe sur les plages ; dès que vous sonnez, on sait qu’il y a du métal déplaisant.
Amélie NOTHOMB. - C’est la première fois qu’on me compare à une poêle à frire. C’est un beau compliment.
Pour moi, le champagne était un vulgaire liquide dont les bulles masquaient la piètre qualité d’un picrate blanc !
Sylvain Tesson
Amélie Nothomb, même si son dernier livre, La Panthère des neiges, plaide plutôt en sens inverse, Sylvain Tesson tient plutôt que le mouvement féconde l’imagination. Or, vous semblez en être le contre-exemple parfait, puisqu’on vous sait dotée d’une grande puissance imaginative sans être une grande voyageuse…
Amélie NOTHOMB. - Mais j’ai aussi mes aventures, vous savez! Ce sont celles d’une buveuse de champagne, mais elles existent. Tout ne se passe pas que dans ma tête.
Sylvain TESSON. - Je suis content de comprendre que votre rapport à la soif ne concerne pas que l’eau, mais aussi le champagne. Me concernant, ce fut longtemps la vodka. Dans tous les cas, ce qui compte est l’idée de trouver dans l’assouvissement de ce besoin une présence divine. En tout cas, la preuve qu’il ne faut pas forcément chercher Dieu très loin, au-delà des nuages…
Amélie NOTHOMB. - Parce que c’est une soif sans limites, d’où son caractère divin. On n’est jamais rassasié, qu’il s’agisse d’eau ou de champagne, avec lequel se déroule un phénomène redoutable: plus on en boit, meilleur on le trouve. Mais le visage de Sylvain me laisse penser qu’il n’aime pas le champagne…
Sylvain TESSON. - Je ne bois plus aujourd’hui, mais quand je buvais, je rendais, en effet, mes grâces à d’autres divinités alcooliques. Pour moi, le champagne était un vulgaire liquide dont les bulles masquaient la piètre qualité d’un picrate blanc!
Amélie NOTHOMB. - Vous ne buviez sans doute pas les bons champagnes…
Attention, Sylvain Tesson, vous parlez à une personne littéralement champagnisée…
Sylvain TESSON. - Mais qu’aimez-vous donc tant dans le champagne?
Amélie NOTHOMB. - Tout: le bruit, la couleur, la verticalité et surtout l’effervescence. En le buvant, j’espère qu’il va m’aider à devenir moi-même effervescente, et je ne désespère pas d’y arriver un jour.
C’est la grâce de la vie que de l’illuminer avec d’autres plans que la réalité
Sylvain Tesson
Peut-on quitter les caves champenoises et nous arrêter sur ce qui semble vous différencier radicalement: l’appartenance à deux écoles d’écriture bien distinctes. D’un côté celle qui consiste à restituer une réalité vue ou vécue, de l’autre celle où l’on fait confiance à sa seule imagination…
Amélie NOTHOMB. - L’opposition n’est pas si frontale. Je ne puise pas mon inspiration dans ma seule imagination, mais aussi dans ce que je vis. Et a contrario, il me semble que les épiphanies de la panthère dans le récit de Sylvain ont sûrement été des moments extraordinaires à vivre, mais on sent bien dans les mots qui les restituent la monstration de l’écrivain. Ce sont des événements littéraires.
Sylvain TESSON. - Oui, peut-être… Le surgissement d’une autre vision dans l’image réelle de la panthère que j’avais devant moi, c’est cela qui m’a saisi et intéressé. Dans tous les animaux du Tibet qui étaient dans mon champ de vision - panthère, mais aussi loups, antilopes, renards, gazelles, yachs, aigles -, je voyais d’autres images se superposer. Mais cette sensation n’a rien d’extraordinaire, c’est même le principe du surréalisme: superposer des réalités distantes. Je voyais la bête, et c’était ma mère disparue ou une femme que j’avais aimée qui apparaissait ; je regardais un paysage et venait à mon esprit un poème, etc. C’est la grâce de la vie que de l’illuminer avec d’autres plans que la réalité.
Amélie NOTHOMB. - Tout cela est très bien résumé dans la photographie que vous publiez dans votre livre où tout le monde remarque parmi les rochers un faucon au centre de l’image, sauf les enfants, qui, eux, voient immédiatement au second plan les oreilles, les yeux et la tête d’une panthère dont le corps se confond avec les contours du calcaire…
Sylvain TESSON. - C’est l’idée qu’on ne voit pas ce qu’on croit voir et qu’on est regardé par ce qu’on ne voit pas. En d’autres termes: il est facile de passer à côté de sa vie.
Je vais dans un village indien avec lequel nous n’avons pas de langage commun. Je sais juste qu’ils m’appellent « Celle qui bâille » parce qu’ils ne bâillent jamais
Amélie Nothomb
Amélie Nothomb, vous est-il arrivé de vivre ce type de moments «surréalistes»?
Amélie NOTHOMB. - À mes moments perdus, qui sont hélas rares, je pars plusieurs semaines en Amazonie et croyez-moi, ce que je vis là-bas rejoint les «moments» surréalistes que décrit Sylvain Tesson. Même si cela se passe plus avec des oiseaux qu’avec des félins.
Sylvain TESSON. - Votre vêture et votre coiffure me semblent peu adaptées à la jungle amazonienne…
Amélie NOTHOMB. - Rassurez-vous, je ne suis pas du tout habillée ainsi quand je me rends là-bas. J’y porte non pas un chapeau, mais des plumes dans les cheveux, je vais dans un village indien avec lequel nous n’avons pas de langage commun. Je sais juste qu’ils m’appellent «Celle qui bâille» parce qu’ils ne bâillent jamais, eux, alors que cela m’arrive assez souvent.
Comme les grands fauves!
Sylvain TESSON. - Justement. Amélie ne bâille peut-être pas comme les hommes par ennui ou par fatigue de la vie, peut-être bâille-t-elle, en effet, comme les grands fauves qui le font quand ils ont faim. Or, vous êtes vous-même dans l’appétit… et dans la soif!
J’ai découvert le Christ à 2 ans et demi grâce à mon père, et il est immédiatement devenu mon héros
Amélie Nothomb
À la bonne heure, nous voilà revenus au livre d’Amélie Nothomb! Sylvain Tesson, que pensez-vous de la figure du Christ qu’elle dépeint dans Soif?
Sylvain TESSON. - Elle m’a semblé, par ce processus de réconciliation du fils de Dieu avec la chair, l’écorce, la peau, en faire une figure hellénistique en ce que les Grecs s’intéressaient à ce qui est, et pas uniquement aux abstractions. Mais attention, par ailleurs, et c’est la moindre des choses, me direz-vous, votre Christ est aussi très chrétien dans cette idée que «rien ne suffit». Ayons soif, dites-vous!
Amélie NOTHOMB. - Et buvons! Car aimer, cela commence toujours par boire avec quelqu’un…
Amélie Nothomb, en vous emparant de la figure du Christ et en lui prêtant des pensées «profanes», n’avez-vous pas craint d’apparaître irrespectueuse, voir irrévérencieuse avec la religion catholique?
Amélie NOTHOMB. - Je ne crois pas. D’abord, parce que j’ai un immense respect pour Jésus-Christ. Je l’ai découvert à 2 ans et demi grâce à mon père, et il est immédiatement devenu mon héros. Aucun autre héros réel ou imaginaire que j’ai croisé ensuite ne m’a jamais procuré autant d’effet que le Christ. C’est pourquoi ce livre est le plus important de ma vie. Et quand j’écris que le Christ se dit à un moment sur la Croix qu’il est dans une situation «cruciale», je ne le fais pas dans un esprit blasphématoire: il me semble que c’est la distance que j’ai avec ce sujet, ni trop proche ni trop éloignée, qui me permet de faire cette plaisanterie.
Sylvain TESSON. - Mais le Christ était-il drôle?
Amélie NOTHOMB. - En tout cas, il avait forcément de l’humour puisqu’il était extrêmement intelligent et que les gens intelligents ont de l’humour.
Sylvain TESSON. - Oui, bon, il me semble que les évangélistes ne se sont pas beaucoup gondolés… Pour revenir à la figure du Christ nothombesque, je me permettrais un rapprochement avec les animaux. Par son statut prédestiné, le Christ échappe, comme eux, aux dangers de l’esprit, aux ambiguïtés de l’âme, à la sournoiserie, à l’hypocrisie, à la duplicité. Le gène conduit l’animal, donc il vit à 5000 mètres ou dans la jungle ou dans les airs ou dans les mers sans avoir à choisir ce qu’il préfère. De même, le Christ n’est pas supposé avoir le choix de sa vie et de sa fin. Or, Amélie Nothomb imagine les moments où il est traversé par le doute, la tentation, toutes ces choses terriblement humaines… À un moment, il sent l’opportunité de choisir la vie plutôt que la mort, l’amour charnel plutôt que l’amour spirituel, la vie conjugale plutôt que la solitude sur la Croix. Et puis soudain, il se souvient qu’il n’a pas le choix. Car il a été lui-même été choisi…
Je pense vraiment que l’inspiration vient après avoir raclé l’écorce du réel. La sève suit
Sylvain Tesson
Amélie Nothomb, avez-vous été sensible, de votre côté, à l’éloge de l’attente, de l’affût, de la patience, que l’on trouve dans «La Panthère des neiges»?
Amélie NOTHOMB. - J’y ai été très sensible. Je n’ai jamais vécu des moments d’aussi longue attente que celle de Sylvain à 5000 mètres d’altitude sur le plateau tibétain, mais encore une fois, à mon modeste niveau, je connais ce type de sensation. J’écris tous les matins sans exception et il m’arrive en effet de me trouver dans une écriture de pure attente. C’est-à-dire que j’écris sans être sûre qu’il se passe quelque chose. Mais je sais que je dois écrire pour qu’il se passe éventuellement quelque chose. C’est une attente active, en quelque sorte. Qui parfois, donc, ne débouche pas sur le surgissement d’une panthère, mais d’un lapin.
Sylvain TESSON. - Notez qu’un lapin, c’est déjà bien. Je retiens de vos ablutions littéraires matinales cette idée que l’action précède la pensée. Que ce que l’esprit ne comprend pas, le corps le sait. Or, j’ai justement fondé ma vie sur ce précepte! Je pense vraiment que l’inspiration vient après avoir raclé l’écorce du réel. La sève suit. Contrairement à vous, qui êtes une servante de l’imaginaire, je n’ai aucune source d’invention en moi. Du reste, comment pourrais-je trouver dans ma caboche matière d’écriture plus riche, plus efflorescente, plus colorée que celle que je trouve dans les régions et les situations rocambolesques ou acrobatiques dans lesquelles je me retrouve régulièrement? Au fond, je suis peut-être plus un photographe ou un peintre qu’un écrivain comme vous.
Amélie NOTHOMB. - Quand j’écris une phrase qui me semble intéressante, quelque chose vibre en moi. Les gens s’imaginant qu’écrire est un acte intellectuel se trompent: c’est un acte éminemment physique.
Mais vous vous servez rarement du réel comme matière première…
Amélie NOTHOMB. - J’ai écrit un livre inspiré de mes aventures amazoniennes. Mais je ne le trouve pas réussi.
Chez moi, rien ne naît de rien, je ne fais que déplacer le champ de ce que je vois sur une page blanche
Sylvain Tesson
Prenez-vous des notes, l’un et l’autre, avant d’écrire vos livres?
Amélie NOTHOMB. - Jamais. J’écris dans ma tête la nuit et, le matin, je recopie ce qui s’y trouve.
Sylvain TESSON. - Là encore, c’est le contraire pour moi. Je prends en permanence des notes sur des petits carnets, puis je transforme mes observations en notations, mes sensations en formulations. C’est un procédé banalement alchimique. Chez moi, rien ne naît de rien, je ne fais que déplacer le champ de ce que je vois sur une page blanche. J’ai un sismographe permanent qui enregistre les variations de ce que je vis.
Amélie Nothomb, vous avez affirmé qu’Homère vous réunissait. Qu’y a-t-il d’homérien sinon d’homérique dans Soif?
Amélie NOTHOMB. - Je crois avoir un peu fait de Jésus un héros de tragédie grecque. J’en ai, en tout cas, repris le principe: tout le monde sait à l’avance comment cela va se terminer, à commencer par lui, et il l’accepte. Il pourrait se rebeller car il sait ce qui l’attend, mais il ne le fait pas. Ce qui ne l’empêche pas d’être traversé de doutes. Comme les héros grecs. Il a ainsi beaucoup en commun avec Ulysse, sauf qu’Ulysse ne se soumet pas.
Sylvain TESSON. - Votre Jésus, et c’est sa grandeur, est plus étreint par la brûlure du doute qu’Ulysse qui roule pour lui, sait ce qu’il veut: faire la guerre, détruire Troie, rentrer chez lui après quelques haltes soûlographiques avec les Phéaciens et sept années voluptueuses sous les cocotiers des îles dans les bras de créatures sublimes. N’oublions pas que l’opiniâtreté, qui peut être considérée comme un péché dans le christianisme, est une vertu suprême chez les Grecs.
Je pense que toutes les grandes choses de la vie se passent le matin – ce qui ne veut pas dire que nous ne passons pas de folles nuits…
Amélie Nothomb
Vous partagez aussi en commun un certain goût pour l’Asie: Amélie Nothomb parce que vous avez grandi au Japon, Sylvain Tesson parce que vous y voyagez souvent, au point de vous demander parfois si vous n’auriez pas été un palefrenier mongol dans une vie antérieure… Qu’aimez-vous là-bas tous les deux?
Sylvain TESSON. - L’Asie est le continent de l’aube. Voyez-vous, j’aime beaucoup la Bretagne, mais c’est là où le soleil tombe dans l’eau en faisant plouf, et moi, je préfère me trouver là où le soleil jaillit, puis s’élève.
Amélie NOTHOMB. - Comme Sylvain Tesson, j’apprécie en Asie le sens du matin. Je pense que toutes les grandes choses de la vie se passent le matin - ce qui ne veut pas dire que nous ne passons pas de folles nuits…
Sylvain TESSON. - Il ne s’agit pas de faire ici l’entomologie psychanalytique d’Amélie Nothomb, mais il me semble que le raffinement et la complexité extrême des Asiatiques, leur souci de l’explication de toute chose qui nous apparaît parfois comme une pathologie de la sophistication - depuis le pliage de papier jusqu’à la position des grains de riz dans l’assiette en passant par l’embaumement, l’architecture et la cosmogonie -, tout cela, on le retrouve chez vous et dans votre œuvre littéraire à travers la conviction que rien dans la vie ne doit être méconsidéré. Que tout est sujet.
Amélie NOTHOMB. - Je n’ai jamais trouvé exégète plus juste de mes livres que vous!
Je n’en reste pas moins un être très joignable et très accessible : il suffit de m’écrire. Je réponds à 9 lettres sur 10, sans secrétaire
Amélie Nothomb
Vous caracolez tous les deux en tête des ventes de livres en cette fin d’année. On suppose que le succès a parfois de petits inconvénients. Par exemple, avez-vous parfois l’impression que vous ne vous appartenez plus exclusivement? Que certains s’accaparent ce que vous êtes?
Amélie NOTHOMB. - Récemment, une lectrice m’a écrit en me disant qu’elle avait détesté Soif «parce que ce n’est pas vous». C’est étrange de vous entendre dire que vous n’êtes pas vous! Les revers de la médaille du succès existent donc bel et bien, mais j’y suis extrêmement indifférente. Quand j’ai compris que j’aurai du succès, je me suis forgé une philosophie: considérer tout ce qui était bon, négliger tout ce qui ne l’était pas. Globalement, il y a beaucoup plus de positif que de négatif dans la notoriété, donc je ne me lamenterai jamais.
Et vous, Sylvain Tesson, quel est votre rapport au succès?
Sylvain TESSON. - La petite musique grecque qui tinte à l’intérieur de ma tête cabossée me rappelle que toute chose est éphémère et provisoire, mais la voix de la mère de Napoléon me susurre «pourvu que ça dure»… En tout cas, je constate que le succès apporte surtout une compréhension plus fine de la typologie de mon lectorat.
Et qu’elle est cette typologie?
Sylvain TESSON. - En fait, elle n’existe pas! Et je crois que c’est la même chose pour Amélie Nothomb, dont on ne peut certes pas expliquer le succès depuis plus de deux décennies par une analyse héritée de Bourdieu. Je connais des zadistes approximatifs qui vous aiment, je connais des généraux de la Légion qui vous aiment, je connais des catholiques ardents qui vous aiment, je connais des rationalistes campés sur le néocortex qui vous aiment… Il est impossible de glisser vos lecteurs dans des éprouvettes socioculturelles avec des étiquettes, et il me semble que c’est mon cas aussi.
Il y a un autre point commun entre vous: le goût pour la correspondance écrite…
Amélie NOTHOMB. - La correspondance est essentielle dans ma vie, je ne la remplacerai jamais par un ordinateur. D’ailleurs, je n’en ai pas et je ne sais même pas comment cela fonctionne. Heureusement car depuis vingt ans, j’y aurais sûrement lu des choses sur moi qui m’auraient poussée 2000 fois au suicide. Je n’en reste pas moins un être très joignable et très accessible: il suffit de m’écrire. Je réponds à 9 lettres sur 10, sans secrétaire.
Il me semble que la révolution digitale a provoqué l’explosion de quelque chose de vaguement uni, vaguement en cours d’unification, en une multitude d’éclats. Et cela ne me plaît pas
Sylvain Tesson
Sylvain Tesson, vous aussi pratiquez encore l’art de la correspondance. Vous aimez par exemple, comme Sébastien Lapaque, qui en a écrit une très belle «théorie», envoyer des cartes postales à vos amis depuis Vladivostok, Lhassa, Irkoutsk, Bamako ou Mossoul… Quant à votre rapport à l’ordinateur, quoique moins radical, il est assez proche de celui d’Amélie Nothomb, non?
Sylvain TESSON. - J’ai développé une grande défiance, voire parfois de la détestation pour ce qui apparaît à beaucoup comme le salut de l’humanité, alors que cela me semble être la pire nouvelle pour elle: la révolution digitale. Il est d’ailleurs possible qu’internet soit le diable, au fond, car nous avons passé des millénaires dans la quête de l’unité et voici qu’est arrivé Le Grand Séparateur: l’ordinateur. Chacun son appareil, chacun son site, chacun son adresse… Peut-être parce que je m’appelle «Tesson», je suis très sensible à toute la dialectique de l’éclat, du débris, de la dispersion, et il me semble que la révolution digitale a provoqué l’explosion de quelque chose de vaguement uni, vaguement en cours d’unification, en une multitude d’éclats. Et cela ne me plaît pas.
Amélie NOTHOMB. - Je partage intégralement ce point de vue. J’y ajouterai que le terme de dématérialisation qui est accolé à ce processus est la preuve même qu’il est mauvais: la matière n’est-elle pas justement ce que nous avons de bon et d’intéressant en nous? Si on détruit la matière, il reste, en effet, Satan!
Vous considérez-vous comme appartenant à la «République des lettres», au «milieu» littéraire?
Amélie NOTHOMB. - Je n’appartiens à aucun milieu, fût-il littéraire.
Sylvain TESSON. - Il existe une capitale des lettres, mais nous préférons le périphérique, là où il y a des portes pour la fuir…
Quel est le livre qui a le plus compté dans votre vie?
Amélie NOTHOMB. - En dehors de la Bible, les Lettres à un jeune poète, de Rainer Maria Rilke.
Sylvain TESSON. - Ma réponse fluctue avec le temps car je suis un lecteur tardif. La récente la plus essentielle est L’Iliade d’Homère, car c’est un immense champ du réel, illuminé par le merveilleux.
Quelle est la chose que vous ne ferez jamais?
Amélie NOTHOMB. - Transgresser le secret des autres. Je suis écœurée par les écrivains qui font cela. La grande limite morale de l’écriture, ce sont les autres.
Sylvain TESSON. - Il y a deux choses que je ne ferai jamais: écrire un manifeste, une théorie, un catéchisme, une doctrine, un système… Et accepter la crucifixion alors qu’une Marie-Madeleine m’appelle!
Le récit de Sylvain Tesson, «Dans les forêts de Sibérie», vient par ailleurs de faire l’objet d’une adaptation très réussie en bande dessinée par Virgile Dureuil (Casterman, 110 p., 18 €) et d’un spectacle non moins réussi au Théâtre de La Huchette (Paris Ve), par et avec William Mesguich.
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GRAND ENTRETIEN - Beaucoup de choses rapprochent les deux écrivains: leur solitude volontaire, une volatilité revendiquée, leur rapport au monde moderne ou à Dieu, le goût pour l’Asie et pour la correspondance écrite. Sans oublier un humour réjouissant.
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