II est une sensation éprouvée par les hommes, dont ne rendent compte explicitement ni les anecdotes salaces ni guère non plus la littérature, et dont probablement seuls les psychanalystes reçoivent la confidence. Sensation ou plus précisément étonnement, peur, voire panique, rétrospectivement angoisse : c’est l’intuition – le fantasme ? – que, lorsque les femmes jouissent, ça ne va pas s’arrêter. Éventualité que désamorce prudemment l’éjaculateur précoce, et perspective dans laquelle nombre de femmes semblent choisir sagement de se protéger – et de protéger leurs partenaires – plutôt que de risquer des aventures qui flamberaient dans une fantasmagorie que notre culture désigne avec l’imprécision de termes trop crus, tels que la folie et la mort. Dans ce que les hommes en disent apparaît d’abord un triomphe, celui de l’avoir ainsi déclenchée cette jouissance, mais ce triomphe est bientôt celui de l’apprenti sorcier, débordé par ce qu’il a provoqué et qui le dépasse. Passé l’admiration : quel tempérament ! puis l’envie : ça doit être extraordinaire ; puis le dépit : et moi je reste sur le rivage, survient la colère : vraiment elle exagère ; la suspicion : elle en fait trop, elle fait semblant ; l’accusation : elle est malade, elle est hystérique, elle est folle ! le final marque la... débandade, c’est-à-dire la fuite ou l’impuissance : et elle en veut encore !
2Aucun homme ne dit qu’il a joui à mort. Éventuellement parle-t-on de l’homme foudroyé par l’orgasme, mais ce qui est en jeu, c’est la partie et non le tout. Si d’ailleurs, l’homme, après l’amour, est impuissant, temporairement certes mais indiscutablement, il n’est qu’impuissant, il n’est pas mort. De même dormira-t-il, il ne deviendra pas fou. De la problématique narcissique de l’orgasme, c’est le versant de la castration que l’homme explore et subit. De cette problématique, la femme – c’est du moins ce qu’elle dit et ce que les hommes pensent – a l’autre part, plus mystérieuse, tellement plus inquiétante que familière, celle que seuls des hommes avouant leur propre féminité osent questionner : « Dis-moi comment c’était, où étais-tu, là d’où j’ai bien cru que tu ne reviendrais pas ? » Mis à part ces timides prospections, il semble bien, en référence à la clinique, que chacun préfère s’en tenir à ce que l’on connaît, au schéma masculin tension-décharge, au jouir ponctuel, à l’orgasme fini, bien précisé dans l’espace d’un corps et dans le temps d’un plaisir. La métaphore agressive du coup que l’on tire a certes des relents de haine plus ou moins intriqués à l’amour, mais elle présente l’avantage de bien délimiter ce qu’elle désigne, et c’est ainsi que pour la paix des ménages, un grand nombre de femmes jouissent comme des hommes, par petits coups ou par grandes rafales, dans une proportionnalité à l’orgasme masculin dont Tirésias a fixé l’optimum : dix contre un. D’autres ne s’y risquent même pas : à précocité possible, prévention obligée, totale comme une banquise ou partielle avec la dramatique coquetterie de seulement glacer le dernier carat ! Mais même quand c’est rubis sur l’ongle, tout un chacun, des deux bords, se trouve bien de garder son quant-à-soi.
3Que le refoulement participe à cette affaire, c’est assez évident, mais encore conviendrait-il de le démontrer. Repérons-en d’abord les retours en pointant quelques-unes de ces élaborations très certainement défensives auxquelles donne lieu le fantasme de l’orgasme infini de la femme. Car de cette peur, mal dicible, peur reconnue, il faut bien s’arranger, travail de systématisation et de camouflage dont se charge la littérature pour que ce qui est écrit rassure celui qui lit. Dans La Vengeance d’une femme, de Barbey d’Aurevilly [1][1]Barbey d’Aurevilly, Les Diaboliques., un homme à femmes, expérimenté et même blasé, rencontre une fascinante prostituée dont l’ardeur, inattendue dans de pareilles circonstances, l’intrigue au plus haut point. Pour ce qui nous intéresse ici, il suffira de relever comment en quelques lignes Barbey décrit la série d’interrogations qui assaillent le héros du conte. Premier étonnement : « Se jetait-elle ainsi dans tous les bras qui se fermaient sur elle ? » Bien que blasé, le héros doute de lui, mais tout de suite retourne la question sur l’autre, sur son métier, son art, ses sens, sa singularité, sa pathologie : « Si supérieure qu’elle fût dans son métier ou dans son art de courtisane, elle fut, ce soir-là, d’une si furieuse et si hennissante ardeur que même l’emportement de sens exceptionnels ou malades n’aurait pas suffi pour l’expliquer. » C’est une jouissance sur fond de sauvagerie, de combat, de mort : « C’était quelque chose de si fauve et de si acharné qu’on aurait dit qu’elle voulait laisser sa vie ou perdre celle d’un autre dans chacune de ses caresses. » Tout de suite après apparaît la hantise de la folie : « Les sensations inouïes que lui donna cette créature, folle de son corps à rendre la folie contagieuse… » Contagieuse effectivement, puisqu’« il oublia tout », et funeste : « Elle lui soutira son âme à lui dans son corps à elle. » Si cependant le héros reprend quelque peu sa maîtrise, c’est au moment où son intégrité narcissique risque de s’effondrer, et c’est par le doute douloureux qu’il va se protéger du fantasme de l’orgasme infini et envahissant de cette femme : « Une voix lui cria au fond de son être : ce n’est pas toi qu’elle aime en toi. » Il se sauve ainsi de l’aventure insensée dans laquelle la femme, elle, plongera jusqu’à la folie et la mort. À ceci près que l’orgasme infini est expliqué – c’est ce qui fait le thème et l’originalité du conte – par une sombre histoire de vengeance qui anime cette femme et la conduira à la déchéance de mourir démente à l’hospice. L’orgasme infini est exceptionnel, il ne peut être induit que par des motifs extraordinaires ; il consume celle qui s’y est abandonnée et seuls quelques hommes ont approché cet enfer : tel est, schématiquement, le sens du conte de Barbey d’Aurevilly.
4Si l’élaboration de Barbey d’Aurevilly est dans le registre du fantastique, une autre, littéraire, elle aussi, se situe dans celui de la rationalité de la recherche érotique dont le fin mot est de retrouver, dans le comble de la maîtrise, au bout de la nuit d’orgie et… d’orgasmes, la lueur de l’esprit qui n’a cessé d’animer le débat et les ébats. Emmanuelle [2][2]Emmanuelle Arsan, Emmanuelle, t. II. : « Elle jouit plus qu’elle n’avait jamais joui. Elle pensa (dans un moment de lucidité entre deux extases) que l’amour pouvait toujours être quelque chose de plus… » « Il faut que je me dépasse, s’exhortait-elle, que cette nuit soit mon dépassement… Mais lorsqu’un dernier orgasme, plus éblouissant que tous les autres, l’eut frappée comme la foudre, elle ne voulut plus jouir. » Cet arrêt est la première étape sur le cheminement qui conduira à subsumer la folie. Auparavant, la mort, elle, est présente, dans la métaphore et dans la répétition : « L’homme prodigua une seconde fois sa semence avec un grondement. Puis il resta immobile et comme assassiné. D’autres le retirèrent d’elle et lui succédèrent. Et à son tour, elle ne vit plus rien. » Quelques lignes plus loin apparaît la deuxième étape de la marche à la gloire de l’esprit : Emmanuelle dépasse son évanouissement et s’astreint à établir le nombre des hommes qui la prennent successivement. Ce qui l’amène enfin à une « nouvelle forme de délectation » : « Non plus cette fois un paroxysme sensuel, mais une jouissance cérébrale, plus fascinante encore que l’autre. Elle-même se dit qu’à l’orgasme charnel, l’orgasme du corps, elle était devenue capable de substituer l’orgasme érotique, celui de l’esprit. » Et suit cette magnifique conclusion en forme d’aphorisme dans la plus pure tradition du roman érotique, là où se systématise l’ascèse qui tente d’asservir le fantasme : « Se donner par désir n’est rien : l’érotisme, c’est de se donner par volonté. »
5Le troisième type d’élaboration induit par ce qui se joue dans ce halo clair-obscur de triomphe et d’angoisse, nous le trouvons, plus récent dans l’histoire de notre culture, dans l’affirmation et même la revendication – par des femmes – de l’infinitude de cet orgasme, plaidoyer pour le scandale, pour que ce qui était scandale éclate comme vérité éternelle. Pourquoi tient-on les femmes pour des sorcières, jusqu’à les en brûler en des bûchers qui flambent encore depuis que Michelet en a écrit l’histoire et depuis que les femmes s’aperçoivent, contre les hommes – qu’« elles dansent, qu’elles chantent, qu’elles vivent » et, pense Xavier Gauthier [3][3]Xavier Gauthier, Pourquoi sorcières ?, in Sorcières. : « Pourquoi sorcières, parce qu’elles jouissent. » « On a voulu nous faire croire que les femmes étaient frigides, prudes, chastes. C’est seulement parce qu’on voulait les forcer à jouir droit, selon le modèle masculin, dans les limites masculines, en termes de conquête, de possession. En réalité, elles éclatent, leur corps entier est désir… Leur jouissance est si violente, si transgressante, si ouverte, si mortelle que les hommes n’en sont pas encore revenus. » Dans ce procès véhément et pertinent, on retrouve tous les arguments en contre et en pour de ce qui bride, inéluctablement semble-t-il, ce qu’a d’insupportable l’idée d’une jouissance qui n’en finirait pas et dont l’excès provoquerait la dissolution du sujet homme qui en serait la victime et du sujet femme qui en serait, à la fois, l’acteur, l’autel et le flambeau. Transgression, violence, débordement du modèle masculin, éclatement du corps : Xavier Gauthier fait de cette élaboration une arme de combat. « Nous sommes [les femmes] de fait un danger pour le pouvoir mâle, un danger pour cette société qui s’est édifiée sur la mise à l’écart – pire, sur le refoulement – de la force féminine. » L’étonnant en l’occurrence est que l’auteur, affirmant que la vie est du côté des femmes (elles dansent, elles chantent, elles vivent, elles jouissent…), maintienne cependant le caractère « mortel » de cette jouissance féminine infinie (« la jouissance est si violente… si mortelle que les hommes n’en sont pas encore revenus »).
6À côté de ces trois exemples littéraires d’élaboration dont la visée défensive est flagrante par rapport au fantasme qui habite secrètement hommes et femmes et selon lequel, à l’opposé de l’orgasme masculin, limité dans le temps et agi dans et par un organe, l’orgasme de la femme pourrait d’aventure ne jamais s’arrêter, ne jamais s’éteindre et même tout embraser jusqu’à la folie et la mort de ceux qui s’en approchent, la clinique analytique permet de préciser dans la grande diversité des impuissances, éjaculations précoces et frigidités, comment le fantasme d’orgasme infini est ressenti comme la potentialité d’une catastrophe narcissique où sombrerait le sujet par la perte du contrôle non seulement de son plaisir – ce qui est banal – mais plus subtilement par la perte du contrôle de ses zones érogènes, et spécifiquement de ses sphincters. La présence du partenaire est alors rejetée, sauf évidemment par les pervers. La solitude permet mieux, semble-t-il, de retrouver, par voie régressive, les élations infantiles d’orgasmes prégénitaux que reproduit la masturbation et qui ne sont supportables que dans le déni de leur caractère sexuel. C’est aussi ce mouvement double de désexualisation-resexualisation qui permet à des femmes de tolérer dans une relation homosexuelle l’abandon amoureux et la perte des limites corrélatives à l’orgasme : davantage que d’une autorisation donnée par une imago maternelle, il s’agit, dans ces circonstances-là, d’un effet narcissique de miroir qui s’arrange de la perte des limites en repoussant les limites ; en en faisant les limites d’un monde gémellaire, d’une dyade au sein de laquelle tout est permis parce que rien ne peut y être dangereux. Le dernier point clinique que nous repérons ici dans cette perspective d’aménagement interne et défensif de ce qui met en jeu le fantasme de l’orgasme infini concerne les structures perverses pour lesquelles le clivage permet tout à la fois la totalisation de l’excitation (et de l’orgasme) et sa partiellité. C’est le cas du masochiste qui jouit tellement d’être battu et fessé qu’il n’en a plus d’érection.
7Pour aborder la théorisation de ce fantasme d’infinitude, il est nécessaire de passer par un rappel métapsychologique concernant l’orgasme. Le schéma de référence est simple, c’est celui de la tension et de la décharge, et si l’on s’en tient à l’orgasme masculin, on se trouve dans le registre du plus pur et du plus élémentaire quantitatif, même pas dans celui de l’économique mais bien plutôt dans celui d’une énergétique qui, sous la domination du principe de plaisir-déplaisir, règle des tensions et des décharges en rapport avec la sensorialité et la motricité. Mais dire que l’orgasme est du quantitatif à l’état pur pose, du point de vue métapsychologique, le problème du destin des représentations ainsi débordées – mot provisoire à définir – par l’affect. Apparemment, la théorisation de l’orgasme pourrait se tenir sans prise en compte de représentations verbales. En l’occurrence, le Préconscient reste vierge, exclu ou non atteint par la montée et le reflux de l’excitation. Freud, dans Le Moi et le Ça, est très explicite à ce propos : le devenir conscient de perceptions internes – et essentiellement celles de plaisir-déplaisir – passe directement de l’Inconscient au Conscient ou plutôt au système Perception-Conscience. On remarquera cependant que le schéma théorique s’avère par trop rigoureux dans la mesure où c’est parfois un mot prononcé par l’un – et pas seulement une sensation – qui va déclencher l’orgasme de l’autre. D’autre part, les cris, gémissements, mots inarticulés, inadaptés, anciens, insensés, qui fusent au moment de l’orgasme, témoignent d’un retour ou d’une autre scène, de même que les images qui se bousculent dans le champ des représentations prouvent que le fantasme, en mots et en images, ne saurait être tenu pour absent dans ce qui est un acte sensori-moteur dont une énergétique seule ne peut rendre compte. Il est classique de parler, à propos du moment orgastique, de rupture du fantasme, de suspension fantasmatique, d’extinction ou encore d’effacement des représentations. S’il faut prendre parti, je préférerai, à des mots peu précis et métaphoriques, celui qui a un statut métapsychologique, à savoir : le refoulement. L’orgasme est un moment d’acmé [4][4]En me relisant je m’aperçois que je tombe dans les élaborations… quantitative et tout à la fois de refoulement des représentations. Reste le pourquoi de ce refoulement que la seule intensité d’affect ne saurait expliquer. L’interprétation qui paraît le plus plausible est celle qui considère que les représentations sont refoulées parce qu’elles sont des représentations inhérentes à la scène primitive. Seule parvient au système Perception-Conscience la charge affective de ses représentations élaborées à partir de traces mnésiques, visuelles et auditives, marquées par les perceptions et les fantasmes de la scène primitive. Mais pour que l’explication métapsychologique soit bouclée, encore faut-il conceptuellement envisager le retour de ces représentations de choses et éventuellement de mots, ce qui ramène la problématique du fantasme et vient singulièrement compliquer le schéma énergétique trop simple du départ en terme de tension-décharge. Trop simple puisque des images et des mots interfèrent en fait dans les mécanismes de mise en tension et dans ceux de la décharge ; une image, un mot peuvent concourir à l’excitation et s’y faire refouler, mais aussi enrayer l’excitation, retarder ou même empêcher la décharge. Dans ce registre du fantasme, c’est donc bien évidemment toute sa propre histoire qu’un sujet retrouvera à ce moment critique d’intensité et de refoulement qu’est l’orgasme. Sa propre histoire, c’est-à-dire celle de ses identifications, celle de sa prégénitalité, celle de son Œdipe et de sa culpabilité. Celle aussi de sa cohésion narcissique envahie par des vagues d’affects, sans qu’il ait pour s’arrimer des représentations qui précisément alors lui échappent et qu’il ne retrouve que sous la forme plus ou moins déplacée et incongrue de retour du refoulé, plus ou moins utilisables.
8L’orgasme infini des femmes, c’est ce que l’on se raconte pour se faire peur mais aussi pour mettre des mots et des images sur ce que l’on ne connaît pas et qui menace la cohésion narcissique de celle qui en est le cratère et l’offertoire, et qui menace aussi la cohésion narcissique de celui qui, voyageur imprudent ou fidèle présomptueux, approche cet « en trop » que les femmes taisent mais qui leur fait dire « encore », tandis que les hommes que dès lors la castration ne protège plus invoquent la mort et la folie pour tenter de nommer l’effroi où se morcelle leur narcissisme en déroute devant la tête des méduses.
9Il en va de l’orgasme comme de la pulsion : pour l’isoler comme objet métapsychologique, il est nécessaire de sauter du physiologique au psychologique. Moment critique dans le registre descriptif, mais concept limite dans celui de la théorie. Dans celui de la clinique et de la pratique, les interférences fantasmatiques directes et indirectes, primaires et secondairement élaborées, défensives et contre-défensives sont telles que l’on pourrait se demander si l’orgasme, théoriquement non symbolisé et irreprésenté, n’est pas un temps asymptotique. En tout cas, de ce réel faut-il faire quelque chose, et c’est ainsi que dans notre culture l’orgasme c’est d’abord un mot, magique évidemment, puisqu’il permet quand on lui adjoint celui d’infini que cet infini s’écrive sans majuscule.
Notes
- [*]
Cet article est un texte publié initialement dans la rfp, t. XLI, no 4, 1977, p. 668-675.
- [1]
Barbey d’Aurevilly, Les Diaboliques.
- [2]
Emmanuelle Arsan, Emmanuelle, t. II.
- [3]
Xavier Gauthier, Pourquoi sorcières ?, in Sorcières.
- [4]
En me relisant je m’aperçois que je tombe dans les élaborations défensives que j’essaie de préciser. Le mot « acmé » signifie en effet : phase de la maladie où les symptômes morbides sont au plus haut point d’intensité (Robert). J’aurais pu écrire : paroxysme…
- Mis en ligne sur Cairn.info le 26/04/2012
- https://doi.org/10.3917/rfp.761.0165