Le Yi Jing est souvent représenté par le taiji entouré des huit trigrammes, ici dans un parc à Nanning, en Chine, le 5 août 2003.
Dans une nouvelle version de l’un des plus vieux textes chinois, le sinologue Pierre Faure offre une approche du « Yi Jing » à la fois respectueuse des sources et adaptée à notre monde moderne.
Grâce à ses connaissances en chinois classique et à sa pratique du Yi Jing depuis une cinquantaine d’années, Pierre Faure propose une nouvelle traduction du texte originel, accompagnée de commentaires et d’une analyse inédite des hexagrammes (Yi Jing. Le classique des mutations, coédition Belles Lettres/La Compagnie du livre rouge, 39 euros). Son but est de rendre accessible cet ouvrage aux non-spécialistes occidentaux, afin que chacun puisse se l’approprier.
Il existe plusieurs traductions du Yi Jing. En quoi la vôtre est-elle différente ?
J’ai souhaité proposer une lecture occidentale du texte, tout en respectant scrupuleusement ses origines. Un Chinois de l’Antiquité devait s’insérer dans un monde calqué sur les rythmes naturels mais très hiérarchisé par le politique, ce qui est assez éloigné de notre vision occidentale moderne, où l’on tient à être acteur de notre existence. Il était donc important d’adapter le texte pour le rendre compréhensible par tous. C’est aussi pour moi une façon de le sauvegarder, alors même que le Yi Jing a disparu de Chine avec la révolution culturelle.
Le premier à faire connaître les textes en Occident a été Richard Wilhelm, sinologue allemand, en 1924. Pourquoi dites-vous que sa traduction est dépassée ?
Je rends hommage à Richard Wilhelm (1873-1930), même si, aujourd’hui, on ne pourrait plus traduire le texte du Yi Jing d’une manière aussi libérale. Sachant que le sens d’un caractère chinois dépend du contexte, il allait jusqu’à traduire une même formule de quatre ou cinq manières différentes, ce qui est à mon sens un peu exagéré.
De plus, les textes du Yi Jing lui ont été transmis par une école confucéenne qui a orienté sa vision. Mais aussi, sa culture chrétienne de pasteur allemand du début du XXe siècle a nécessairement joué un rôle dans ses traductions. Enfin, on ne disposait pas, à son époque, des éléments de sinologie et d’archéologie actuels. La pensée chinoise de l’Antiquité s’est beaucoup précisée depuis.
En quoi consiste le Yi Jing, précisément ?
J’identifie trois couches à ce texte. La première est la dimension divinatoire qui se lit dans des formules mantiques comme « faste, néfaste », et beaucoup d’autres. La deuxième est la dimension historique qui rend compte du changement de dynastie entre les Shang (les « vilains ») et les Zhou (les « gentils »), au XIe siècle avant notre ère. Les personnages décrits dans le Yi Jing interviennent comme des emblèmes de situations et parfois des modèles de conduite.
La troisième est la dimension comportementale, fruit des améliorations apportées au texte au fil des siècles, qui s’exprime à travers des conseils (« ne pas persévérer dans cette attitude », etc.). Quand le texte a été canonisé, sous les Han (206 av. J.-C.-220 apr. J.-C.), lui a été rajoutée une série de dix autres, appelés « Les dix ailes ». Le Yi Jing est ainsi devenu un classique, reflet du fondement de la pensée chinoise, et un ouvrage de portée universelle.
Pour vous, le Yi Jing est-il plutôt un instrument de connaissance de soi ou une pratique de divination ?
Si son but n’est pas de prédire l’avenir, le Yi Jing a sans conteste des origines divinatoires datant de l’époque où on utilisait des supports oraculaires, comme les os ou les carapaces, pour entrer en contact avec les ancêtres et les divinités. Très rapidement, toutes ces pratiques ont eu pour but de comprendre comment l’univers était organisé, en fonction des lignes de force en présence. De cette quête, on en est arrivé à rechercher l’attitude la plus juste à adopter face aux situations. Sous l’influence des courants philosophiques taoïste et confucianiste, le Yi Jing est alors devenu un outil de perfectionnement de soi.
Vous dites aussi que le Yi Jing est le langage commun à toutes les disciplines auxquelles s’intéresse aujourd’hui l’Occident (médecine traditionnelle, arts martiaux, tai-chi-chuan, qi gong, feng shui, calligraphie, etc.). Qu’entendez-vous par là ?
Le hasard est ce grain de sable qui vient dérouter le contrôle de notre ego pour nous emmener ailleurs
Le point commun de toutes ces disciplines, c’est le yin et le yang, deux forces à la fois opposées et complémentaires présentes partout dans la vie et le cosmos (ombre/lumière, chaud/froid, etc.). En acupuncture, on l’équilibre dans le but de mieux faire circuler le qi [sorte de fluide non perceptible, commun à tout ce qui compose l’univers]. Dans les arts martiaux ou la calligraphie, idem. N’oublions pas que la véritable référence du yin et du yang est le Yi Jing. Il est le texte le plus ancien basé sur cette binarité qui se déploie à travers des couples énergétiques, comme expansion/resserrement, ou des alternances de comportement, comme affirmation de soi/ouverture à l’autre.
Le Yi Jing a aussi intéressé le célèbre psychiatre Carl Gustav Jung. Pourquoi ?
Selon Carl Gustav Jung (1875-1961), l’inconscient collectif s’exprime à travers des archétypes qui se retrouvent à des époques et dans des cultures distinctes, bien que sous des images différentes. Pour lui, le Yi Jing était une formidable collection d’images archétypales. L’hexagramme 44 qui renvoie à la femme et à la mère en est un bon exemple.
Jung se sert aussi du Yi Jing et de son fonctionnement par tirage pour développer son concept de synchronicité avec le physicien Wolfgang Pauli (1900-1958). La définition qu’il en donne vient merveilleusement l’illustrer : la synchronicité, c’est le lien entre deux événements reliés par le sens et non par une cause.
Cela rejoint le principe du tirage du Yi Jing, qui repose à la fois sur l’aspect numérologique, très important dans la culture chinoise, et sur l’intelligence du hasard, ce grain de sable qui vient dérouter le contrôle de notre ego pour nous emmener ailleurs !
Sur quel principe fonctionne un tirage du Yi Jing ?
Le « Yi Jing » ne répond pas aux questions, il apprend à y répondre par soi-même
Quand on fait un tirage, on effectue une coupe dans le temps. Dans le présent, cohabitent la sédimentation du passé et les prémices de ce qui est déjà en train de se mettre en place. Donc, si on arrive à saisir le dynamisme de la situation en cours, on peut ressentir vers quoi les choses sont engagées et trouver l’attitude la plus juste à adopter. « Le diagramme divinatoire n’est nullement un simple indice de ce qui arrivera, il figure la structure même de l’événement considéré », précise le sinologue Léon Vandermeersch. Cet événement en devenir, je peux, grâce au Yi Jing, en saisir les paramètres. Un tirage va me conforter dans telle ou telle attitude ou, au contraire, m’encourager à changer de cap…
Comment se servir du Yi Jing ?
Il existe deux façons de faire un tirage. Soit on souhaite obtenir une image de la situation présente. Soit, face à un problème donné, on pose une question d’ordre professionnel, relationnel ou autre. Par exemple, qu’en est-il de ma relation avec X ? Une fois le tirage analysé, on le met en rapport avec la situation. Le Yi Jing apprend la distanciation. Il permet de faire intervenir dans sa perception d’une situation, soit des éléments qu’on ne voyait pas auparavant, soit des éléments auxquels on n’accordait pas assez d’importance.
On peut aussi appréhender le Yi Jing comme un livre de conseils de sagesse, en choisissant de lire un hexagramme correspondant à notre situation. Enfin, on peut aussi se laisser surprendre, en ouvrant le livre au hasard. Ce qui peut donner, à la situation, un son de cloche parfois surprenant !
Que vous a apporté le Yi Jing ?
Le Yi Jing ne répond pas aux questions, il apprend à y répondre par soi-même. Il est en cela un excellent outil de méditation sur des sujets quotidiens, mais aussi profonds et personnels. En ce qui me concerne, le Yi Jing m’a surtout appris la modestie. C’est le sujet d’un hexagramme, le numéro 15, intitulé « La réserve ». Les sages de l’Antiquité chinoise l’ont défini comme l’apprentissage des limites, un passage obligé pour tout être humain…
« Yi Jing. Le classique des mutations », Pierre Faure, coédition Belles Lettres/La Compagnie du livre rouge, 2021, 704 pages, 39 euros.
Pierre Faure, formateur, consultant et écrivain, formé en sinologie à l’Institut Ricci est l’auteur de Le Yi Jing par lui-même (Alphée, 2006) et coauteur de Yi Jing. Le Livre des Changements (Albin Michel, 2002).