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Et si l’héritage n’allait pas de soi ?
Laurent Corvesier
EnquêteDepuis les années 1970, l’héritage redevient un facteur déterminant du patrimoine. Si la fiscalité des successions suscite des débats, ils sont loin d’être aussi intenses qu’au XIXe siècle, où le principe même de la transmission était contesté par différents courants intellectuels.
Dans les manuels scolaires comme dans les ouvrages savants, la tirade est passée à la postérité sous le nom de la « leçon de Vautrin ». Dans Le Père Goriot de Balzac (1835), ce beau parleur sans scrupule explique au provincial ambitieux qu’est Rastignac comment faire promptement fortune. Il ne sert à rien de travailler, glisse-t-il d’emblée au jeune étudiant en droit : au terme d’un combat épuisant et acharné, les concurrents finissent toujours par se « manger les uns les autres comme des araignées dans un pot ». Puisque l’honnêteté ne mène à rien, conclut-il, mieux vaut, pour « parvenir à tout prix », « jouer un grand coup » en épousant une riche héritière.
La scène fait volontiers sourire les lecteurs du XXIe siècle : l’univers cynique de la société de rentiers dépeinte par Balzac paraît aujourd’hui bien éloigné des idéaux égalitaires et méritocratiques de la France contemporaine. « Qui conseillerait aujourd’hui à un jeune étudiant en droit d’abandonner ses études pour suivre la stratégie d’ascension sociale suggérée par Vautrin ? », se demande Thomas Piketty dans Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2013). Personne, sans doute – ce qui n’est pas forcément un signe de lucidité. « En France, poursuit l’économiste, l’héritage n’est pas loin de retrouver, en ce début de XXIe siècle, l’importance qu’il avait à l’époque du Père Goriot. »
Les chiffres sont sans appel : dans une étude publiée en décembre 2021, le Conseil d’analyse économique montre que la part de la fortune héritée dans le patrimoine total est passée, depuis les années 1970, de 35 % à 60 %. « Après un reflux des inégalités de patrimoine et une forte mobilité économique et sociale durant la seconde moitié du XXe siècle, l’héritage est redevenu un facteur déterminant dans la constitution du patrimoine, constatent Clément Dherbécourt, Gabrielle Fack, Camille Landais et Stefanie Stantcheva. Ce retour de l’héritage nourrit une dynamique de renforcement des inégalités patrimoniales fondées sur la naissance. »
La France n’est pas encore revenue à la société d’héritiers du XIXe siècle ou de la Belle Epoque, mais, depuis une cinquantaine d’années, le patrimoine dépend de plus en plus souvent, non du talent, des efforts ou du travail, mais des hasards de la naissance. Dans une société qui promeut l’égalité des chances, cette nouvelle donne devrait nourrir d’âpres controverses intellectuelles. Ce n’est pourtant pas le cas : si la fiscalité successorale fait parfois l’objet de débats, notre « imaginaire philosophique sur l’héritage s’est appauvri », constate Mélanie Plouviez, maîtresse de conférences à l’Université Côte d’Azur.
Longtemps un problème philosophique
Cette atonie n’a pas toujours été la règle. « De la Révolution française au début du XXe siècle, l’héritage a été un problème philosophique omniprésent, poursuit-elle. Il était alors inconcevable d’aborder la question sociale sans s’interroger, au préalable, sur la légitimité de la transmission héréditaire. Les positions étaient très diverses – et très radicales : abolition de l’héritage chez les saint-simoniens, Bakounine ou Durkheim ; défense d’une liberté totale de tester chez certains libéraux ; plafonnement des héritages chez John Stuart Mill ; différenciation des legs de première et de seconde génération chez Eugenio Rignano. »
Comment expliquer que ces débats sur le bien-fondé de la transmission aient aujourd’hui disparu ? Pourquoi l’héritage a-t-il cessé, au XXe siècle, de susciter de ferventes controverses philosophiques ? « Sans doute parce que les grandes questions liées à la transmission ont été tranchées pendant la Révolution et au XIXe siècle, répond Patrick Savidan, professeur en science politique à l’université Paris-Panthéon-Assas. Cette période est le laboratoire de nos institutions démocratiques : en matière d’héritage comme en matière de protection sociale, elle s’est efforcée d’inventer des institutions inspirées par le paradigme égalitaire de la Révolution française. »
Lors de la tourmente de 1789, les révolutionnaires remettent en effet en question les privilèges transmis de génération en génération. « Ils incarnent une modernité politique fondée sur la prééminence du mérite sur la naissance, poursuit le philosophe. Cette idée qui apparaît au XVIIIe siècle est au cœur de l’altercation, en 1726, entre Voltaire et le chevalier de Rohan : au noble qui lui demande s’il a un nom, Voltaire, qui a bâti le sien sur son mérite et non sur l’héritage d’une lignée, lui répond : “Je commence le mien, vous finissez le vôtre”. La même idée inspire, en 1778, Beaumarchais, qui fait dire à Figaro que le comte s’est contenté de se “donner la peine de naître”. »
Si les révolutionnaires abolissent à la fin du XVIIIe siècle de nombreux privilèges liés à la naissance, au premier rang desquels figure la transmission héréditaire du pouvoir politique, ils se gardent cependant de supprimer purement et simplement l’héritage. En matière de succession, ils instaurent un régime de « liberté surveillée », selon le mot de la sociologue Anne Gotman. L’héritage est maintenu, il est imposé, mais la répartition des biens est désormais soumise à une règle égalitaire « draconienne » : les cadets reçoivent autant que les aînés, les sœurs autant que les frères.
Ces principes rompent avec les pratiques d’unigéniture de l’Ancien Régime : « Au nom de la perpétuation de la lignée, de la préservation du patrimoine et de la lutte contre l’émiettement des terres, le père disposait, notamment dans les régions de droit romain situées dans le sud de la France, de la faculté de tester, c’est-à-dire de la possibilité de privilégier l’un de ses enfants – le plus souvent l’aîné des garçons, poursuit Anne Gotman, autrice d’Hériter (PUF, 1988). En 1789, les révolutionnaires, dont le maître mot est l’égalité, mettent fin à la liberté testamentaire. Le père a désormais les mains liées. »
Cette atteinte à l’autorité paternelle suscite, en 1791, de vifs débats à l’Assemblée nationale. Le père doit rester « le premier magistrat de la famille », affirme le député Joseph Prugnon. Si la loi « ôte à la soumission filiale » l’un de ses appuis et refuse au père le droit de « récompenser la bonne conduite » de ses enfants, de graves désordres ne manqueront pas de surgir, met en garde le député Riffard de Saint-Martin. N’y a-t-il pas, ajoute-t-il, « une sorte de barbarie à interdire aux pères des libéralités commandées par la justice et l’humanité, à leur lier tellement les mains qu’ils ne puissent venir au secours » de certains de leurs enfants ?
Contestation du droit d’aînesse
Décédé à la veille du débat, Mirabeau, dans un discours lu par Talleyrand, leur rétorque que l’égalité, qui constitue « l’un des principes de notre excellente Constitution », doit s’imposer dans la famille comme dans la nation. « Il n’y a plus d’aînés, plus de privilégiés, dans la grande famille nationale, proclame-t-il. Il n’en faut plus dans les petites familles qui la composent. » Robespierre, lui aussi, pourfend avec conviction le droit d’aînesse : l’égalisation des partages permettra, selon lui, d’en finir avec l’autoritarisme paternel, cet héritage romain qu’il compare à la domination des maîtres sur les esclaves.
Après deux textes avortés – un premier en 1793, un deuxième en 1794 –, la loi du 4 germinal an VIII met fin, en 1800, à la liberté testamentaire du chef de famille. Quatre ans plus tard, le principe de l’égalité entre frères et sœurs est inscrit dans le code civil Napoléon : tous les enfants, « sans distinction de sexe, ni de primogéniture », deviennent des héritiers. « Ce texte soumet l’héritage à un droit unique et égalitaire inspiré par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, souligne la sociologue Anne Gotman. Il fixe les grands traits de la législation pour les deux siècles qui suivent. »
Si les régimes politiques qui se succèdent à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle imposent un partage égalitaire entre les enfants, ils confortent dans le même temps la légitimité de la transmission héréditaire. « En avalisant le principe de l’héritage, en consacrant le caractère absolu de la propriété, la loi de 1800, puis le code civil de 1804 entérinent, voire consolident, l’institution successorale », poursuit Anne Gotman. Au point que l’héritage occupe, dans la France du XIXe siècle, une place « structurante », selon le mot de Thomas Piketty – comme en témoigne la place des querelles de succession dans les écrits de Maupassant, de Zola et surtout de Balzac.
Le Père Goriot est sans doute, selon Thomas Piketty, « l’expression littéraire la plus aboutie » du rôle central joué, au XIXe siècle, par la transmission, mais bien d’autres romans de La Comédie humaine sont consacrés à des captations d’héritage. Dans Ursule Mirouet (1841), des héritiers volent les titres de rente qu’un médecin destinait à sa pupille et, dans Le Cousin Pons (1847), des parents avides tentent de s’approprier la collection de tableaux d’un vieux musicien. En fin observateur de son temps, Balzac explore avec minutie les conséquences de la hiérarchie des patrimoines sur les espoirs et les malheurs de ses contemporains.
Omniprésent dans la littérature, l’héritage, au XIXe siècle, est aussi au centre d’intenses controverses philosophiques. « Tout au long du siècle, la question de la liberté testamentaire revient comme un leitmotiv chez les défenseurs de l’autorité paternelle : ils souhaitent assouplir, voire abolir, l’obligation de partage imposée par le code civil de 1804, analyse Anne Gotman. Les partisans de l’égalité se mobilisent eux aussi, mais leur réflexion se déplace par rapport à la période révolutionnaire : ils ne s’interrogent plus sur l’égalité entre les enfants issus d’une même famille, mais sur l’égalité entre tous les citoyens. »
Malgré l’inscription solennelle de l’égalité des enfants dans le code civil Napoléon, les partisans de l’autorité paternelle plaident en effet sans relâche, tout au long du XIXe siècle, pour le rétablissement de la liberté testamentaire. Dans un monde où le capital économique transite pour l’essentiel à l’intérieur des familles, ils mettent en avant le principe du droit de propriété, qui doit permettre au père de jouir pleinement du libre usage de ses biens, y compris après sa mort, et la défense de la famille, qui ne peut, selon eux, trouver meilleur interprète que la figure toute-puissante du père.
Le pourfendeur le plus actif du « partage forcé » entre les enfants imposé par le code civil est sans doute Frédéric Le Play (1806-1882). En 1864, dans La Réforme sociale en France, cet ingénieur, anthropologue, économiste et conseiller d’Etat affirme que les désordres sociaux dont souffre la France sont le fruit de quatre maux : l’athéisme, la théorie de la bonté originelle de Rousseau, la perte du respect de la femme et… le partage égalitaire de l’héritage. Parce que la famille est le pivot de l’ordre social, conclut-il, « tout son gouvernement réside dans l’autorité paternelle, toute sa durée dépend du mode de transmission des biens ».
Inspirés par cette tradition familialiste, plusieurs projets de rétablissement de la liberté testamentaire voient le jour au XIXe siècle. Ces efforts se heurtent cependant, constate en 1973 l’historien Philippe Ariès, à une « invincible répugnance de l’opinion ». Si l’unigéniture et le droit d’aînesse appartiennent désormais au passé, c’est parce qu’ils renvoient à la famille « aristocratique » de l’Ancien Régime, où le père est, selon Tocqueville, l’« organe de la tradition, l’interprète de la coutume et l’arbitre des mœurs ». La famille « démocratique » fondée sur les liens affectifs du XIXe siècle est étrangère, analyse Philippe Ariès, à ce « souci d’honneur du lignage, d’intégrité du patrimoine et de permanence du nom ».
Si, au XIXe siècle, le partage égalitaire entre les enfants fait peu à peu consensus, le bien-fondé de l’héritage, lui, est âprement débattu. De Karl Marx à Mikhaïl Bakounine, des héritiers de Saint-Simon à John Stuart Mill, les penseurs de l’époque critiquent cette institution qui est parvenue à survivre à 1789. « La Révolution a aboli la transmission héréditaire du pouvoir politique, pas celle du pouvoir économique, souligne Mélanie Plouviez. Les résurgences insurrectionnelles de 1830 et 1848 peuvent d’ailleurs être interprétées comme autant de sursauts face au maintien des inégalités de patrimoine. »
Pour ces philosophes du XIXe siècle, la transformation de l’héritage n’est pas un détail technique ou une question accessoire, mais un « puissant levier de transformation sociale, poursuit Mélanie Plouviez. La réforme, voire l’abolition, de l’institution successorale doit permettre, à leurs yeux, de remettre en cause non seulement la répartition des richesses entre les familles, mais aussi, plus profondément, les structures mêmes de la société. Le théoricien social Eugenio Rignano y voit ainsi un moyen d’inventer des formes hybrides de propriété qui ne soient ni privées ni collectives, et le sociologue Emile Durkheim une manière d’octroyer de nouveaux droits économiques et sociaux à l’ensemble des travailleurs ».
« Brevet d’oisiveté »
Dans ce climat d’effervescence intellectuelle, nombre de penseurs plaident en faveur de l’abolition de l’héritage. Les héritiers de Saint-Simon souhaitent ainsi abroger purement et simplement ce « brevet d’oisiveté ». « Il suffirait de déterminer par la loi que l’usage d’un atelier ou d’un instrument d’industrie passerait toujours, après la mort ou la retraite de celui qui l’employait, dans les mains de l’homme le plus capable de remplacer le défunt, écrivent Prosper Enfantin et Saint-Amand Bazard en 1829-1830. Ce qui serait tout aussi rationnel pour les sociétés civilisées que la succession par droits de naissance l’a paru aux sociétés barbares. »
Une même aspiration abolitionniste habite Mikhaïl Bakounine (1814-1876), qui s’oppose à Marx, en 1869, au congrès de la Ire Internationale. « Pour Bakounine, le droit à l’héritage constitue la cause première de l’inégalité sociale, de la perpétuation des inégalités et des différences de classes, analyse l’économiste André Masson dans la revue de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), en 2018. Aussi recommandait-il l’abolition de l’héritage “à l’exception de biens personnels de faible valeur”. Pour Marx, le droit à l’héritage n’était qu’un simple effet de la propriété privée, un symptôme de son inégale répartition, que résoudrait la collectivisation des moyens de production. »
Quelques décennies plus tard, Emile Durkheim (1858-1917) imagine, lui aussi, une abolition de cet « archaïsme » successoral. « Nous n’admettons plus aujourd’hui que l’on puisse léguer par testament les titres, les dignités que l’on a conquis ou les fonctions que l’on a occupées pendant la vie, écrit-il. Pourquoi la propriété serait-elle plutôt transmissible ? » Le fondateur de la sociologie moderne propose qu’à la mort d’un individu ses biens soient transmis à son « groupement professionnel » d’appartenance – une corporation réunissant ceux qui exercent le même métier, qu’ils soient employeurs ou salariés.
Plus modestement, John Stuart Mill (1806-1873) propose, au nom des principes méritocratiques, de limiter la valeur des transmissions qu’un citoyen peut recevoir tout au long de sa vie. « Chacun doit avoir le droit de disposer de la totalité de ses biens mais non de les prodiguer et d’enrichir l’individu au-delà du maximum nécessaire à une confortable indépendance », écrit-il en 1848 dans Principles of Political Economy. Ce plafonnement permettrait, selon le philosophe anglais, de lutter contre la pauvreté et d’éviter le développement des rentes ainsi que la perpétuation des grosses fortunes.
Le tournant de l’impôt progressif
Ces fiévreuses controverses intellectuelles connaissent une soudaine éclipse au début du XXe siècle. Faut-il l’attribuer à la création, en 1901, d’un impôt progressif, et non plus seulement proportionnel, sur les successions ? « Cette nouvelle loi joue effectivement un rôle important, répond l’économiste Nicolas Frémeaux, auteur des Nouveaux Héritiers (Seuil, 2018). Au tournant du siècle, les partisans d’une forte taxation de l’héritage, qui avaient fait entendre leur voix au XIXe siècle sans obtenir gain de cause, finissent par l’emporter. Cette réforme fiscale change la donne : pendant tout le XXe, le débat sur les successions passe au second, voire au troisième plan. »
La question paraît d’autant moins pertinente qu’au XXe siècle, sous le coup des guerres mondiales et de l’inflation, le montant et le flux des héritages se réduisent considérablement. « Les grands penseurs se désintéressent alors du débat sur la transmission, poursuit Nicolas Frémeaux. Ils continuent, bien sûr, à avoir des discussions techniques sur la fiscalité successorale, mais les grandes controverses de principe disparaissent. John Meynard Keynes consacre ainsi ses travaux à la croissance et à l’emploi, moins aux inégalités et à l’héritage. Et jusqu’à la fin des années 1980, on compte une publication académique sur les inégalités de patrimoine pour… vingt publications sur les inégalités de revenus ! »
Dans la seconde moitié du XXe siècle, la sociologie, elle aussi, délaisse le débat sur les successions. « Elle se concentre, dans le sillage de Pierre Bourdieu, sur le rôle de l’héritage culturel dans les mécanismes de transmission du statut social, constate Mélanie Plouviez. Elle met en lumière le rôle de la famille ou de l’école dans la reproduction des inégalités, mais en détournant le regard des transmissions économiques. » Au point, affirme la philosophe, que le XXe siècle finit par « essentialiser », voire « naturaliser », l’héritage – comme s’il constituait une donnée inaltérable et incontournable de toutes les sociétés humaines, « une évidence que l’on ne questionne plus ».
Un débat ravivé
Il faut attendre le début du XXIe siècle pour que les choses commencent à changer. « La question du patrimoine s’invite dans le débat public lors de la publication, en 2013, du livre de Thomas Piketty, puis des travaux académiques qui apparaissent dans son sillage », constate Nicolas Frémeaux. En démontrant que le flux des successions, après avoir atteint des sommets au XIXe, a décru au cours du XXe siècle avant de remonter dans les années 1970, Thomas Piketty prouve aux sceptiques que l’héritage est bel et bien de retour – ce qui n’est évidemment pas une bonne nouvelle dans une démocratie fondée sur les principes méritocratiques.
Après une éclipse de plus d’un siècle, le débat sur le bien-fondé de la transmission héréditaire renaît donc peu à peu de ses cendres. La ferveur et la radicalité des controverses du XIXe siècle ne sont plus à l’ordre du jour – nul ne propose plus l’abolition pure et simple de ce privilège de naissance –, mais l’héritage est à nouveau questionné, notamment par les économistes. Certains proposent d’instituer un « héritage pour tous » – une dotation de plusieurs dizaines de milliers d’euros versée à tous les jeunes adultes –, d’autres de renforcer fortement la taxation, d’autres, enfin, de plafonner le nombre d’héritages reçus au cours de la vie.
Si le débat contemporain sur l’héritage revêt le plus souvent des allures techniques, il renvoie aussi, comme au XIXe siècle, à des convictions philosophiques. « Les défenseurs de l’héritage puisent à plusieurs sources morales pour étayer leur position, souligne le philosophe Patrick Savidan. Pour eux, la transmission est une conduite vertueuse parce qu’elle construit une continuité entre les générations et qu’elle entend sécuriser le destin des proches. La taxation leur paraît en outre une atteinte à la liberté de choix du donateur : en rendant la transmission plus coûteuse que la consommation, elle contrevient, pour les libéraux les plus radicaux comme Milton Friedman, à un idéal moral. »
Leurs adversaires, eux aussi, inscrivent, leur réflexion dans une perspective philosophique. « Parce que les revenus issus des transmissions successorales sont, dans une société fondée depuis la fin du XVIIIe siècle sur le mérite, moins légitimes que les revenus issus du travail, ils doivent, à leurs yeux, être plus fortement taxés, poursuit Patrick Savidan. L’héritage pour tous relève également d’une conviction morale : en socialisant les droits de succession, ce mécanisme indexerait la transmission non plus sur des solidarités familiales (mes enfants), mais sur des solidarités impersonnelles et universelles (mes concitoyens). »
Pour Mélanie Plouviez, le débat contemporain manque cependant d’imagination. « Notre époque est marquée par un retour de l’héritage dans l’ordre économique, mais pas d’un retour de la pensée de l’héritage dans l’ordre intellectuel, affirme-t-elle. A l’exception de quelques libertariens de droite ou de gauche, cette institution est aujourd’hui très peu questionnée en philosophie, même au sein des théories de la justice, cette partie de la philosophie sociale et politique qui, dans le sillage de John Rawls, se saisit de la ligne de partage entre inégalités sociales justes et injustes. » Pour contribuer à combler ce manque, Mélanie Plouviez a lancé un projet de recherche interdisciplinaire qui se propose d’explorer les écrits du XIXe siècle, dans l’espoir, dit-elle, de « fertiliser notre imaginaire ».