https://www.lemonde.fr/culture/article/2022/09/27/ruben-ostlund-l-art-du-malaise-au-cinema_6143327_3246.html

"Le cinéaste Ruben Östlund, au Festival de Cannes, le 21 mai 2022."

 

« Si vous avez une conversation à table et que tout le monde est d’accord, à quoi bon débattre ? », interroge Ruben Ostlund, campé devant un café crème. L’homme sourit. « J’aime touiller le consensus. C’est le rôle de l’art de provoquer de nouvelles questions, le cinéma est intéressant lorsqu’il interpelle. » Deux films consécutifs – The Square (2017) et Sans filtre (Triangle of Sadness, 2022) –, deux Palmes d’or… Qui est donc ce Suédois enthousiaste et bondissant dont les films inconfortables font polémique et déjouent les conventions ?

« Ce qui m’intéresse, c’est la faille, affirme-t-il. Je cherche à mettre au défi la boussole morale et éthique que chacun de nous possède, à créer le dilemme qui peut soudainement nous faire perdre le nord. Et ce qui m’intéresse, ce n’est pas quand on s’en sort mais quand on se perd. »

Ruben Ostlund a grandi à Styrsö, une petite île au large de Göteborg, dans l’ouest de la Suède. Ses parents, instituteurs, s’y installent l’année de sa naissance, en 1974. Eux qui ont participé aux mouvements étudiants des années 1960 sont farouchement de gauche, au milieu d’une communauté insulaire religieuse. Son père vient de Stockholm, fils d’une chanteuse d’opéra et petit-fils d’Egon Ostlund, cheville ouvrière du Halmstadgruppen. Ce collectif d’artistes épousa dans les années 1920 le cubisme puis introduisit le surréalisme dans l’art moderne suédois. Du côté maternel, c’est plus rude. Sa mère vient du Nord, à la frontière avec la Finlande, où le grand-père travaille aux douanes.

Ruben a 4 ans quand ses parents se séparent. Son frère, de huit ans son aîné, part avec le père. Lui-même grandit donc en tête-à-tête avec cette mère qui se revendique encore aujourd’hui communiste et fait de la peinture en amateur. Un mal pour un bien : « Quoi que je fasse, ma mère me soutenait, raconte-t-il. C’était toujours “fantastique”. J’étais aussi autorisé à critiquer ses peintures. J’ai appris très tôt à avoir confiance en moi. »

Goût pour le spectaculaire

A 20 ans, lui qui pratique le ski et l’escalade, part dans les Alpes françaises faire la saison d’hiver. Il a alors l’idée de proposer à une petite maison de production de Göteborg de réaliser des films sur ces skieurs de l’extrême qui descendent des pistes extravagantes et sautent dans tous les sens. Les regarder vingt-cinq ans plus tard a quelque chose de lénifiant mais là naît son cinéma. Il fera cela pendant cinq ans. Lorsqu’il intègre la fac de cinéma de Göteborg, il apporte son goût pour le performatif et le spectaculaire, qui nécessite des prises de vues à la fois longues (pour ne rien cacher et montrer l’exploit) et multiples. Ruben Ostlund peut reprendre une scène plus de trente fois, racontent, épuisés, ceux qui ont joué pour lui. Lui semble inépuisable.

« A l’époque où nous avons commencé, la Suède produisait trente films par an et peu importait le nom du réalisateur, c’était toujours le même film, raconte Erik Hemmendorff, son producteur et associé, rencontré sur les bancs de l’école de cinéma et avec qui il mène sa barque depuis vingt ans. Avec un scénario codifié, les mêmes acteurs, vingt-huit jours de tournage et douze semaines de montage. » Les deux jeunes hommes théorisent une autre approche : « Vous apportez une caméra dans la réalité. Pour que ce que vous avez vécu dans la salle de cinéma se poursuive au-dehors. » Et se situent en opposition à un cinéma bergmanien basé sur des scénarios psychologiques très écrits.

« Ce qui nous intéressait, c’était ce que les images de cinéma peuvent activer dans votre cerveau » – Erik Hemmendorff, producteur

« Il y avait deux écoles de cinéma en Suède, celle de Stockholm, marquée par Ingmar Bergman, et celle de Göteborg, influencée par Bo Widerberg et Roy Andersson, lesquels avaient eux-mêmes été très marqués par la Nouvelle Vague française, détaille Ruben Ostlund. A Göteborg, on ne faisait ainsi pas de distinction entre le documentaire et la fiction, la seule chose qui comptait, c’est que nous étions tous des auteurs. » Or c’est l’époque où débarque la caméra DV. De même que pour la Nouvelle Vague française, les pellicules plus sensibles, les caméras plus légères et la recherche de moindres coûts avaient amené, plaide-t-il, les réalisateurs à sortir des studios pour privilégier les extérieurs, la fine équipe, sous l’influence de Kalle Boman, leur professeur, ancien assistant de Widerberg, trouve là la possibilité d’inventer son propre cinéma. Comme le formule Erik Hemmendorff : « Ce qui nous intéressait, c’était ce que les images de cinéma peuvent activer dans votre cerveau. Pour cela, il nous fallait contrôler les moyens et la production. Et nous refusions de penser que les temps glorieux du cinéma étaient derrière nous. »

Le sportif et son acolyte au passé de rockeur sont des ambitieux et des compétiteurs. « Quand on fait un groupe de rock, s’amuse Erik Hemmendorff, qui fut guitariste dans un certain nombre de formations, on part toujours en pensant qu’on est les meilleurs du monde. » Et Ruben Ostlund de raconter : « Quand Roy Andersson a commencé à tourner Chansons du deuxième étage, ils ont pris une photo devant leurs studios, avec en légende : “Le jour où nous avons décidé que le film serait à Cannes.” Tout le monde s’est moqué d’eux – l’art est censé être pur, sans but, dans une relation sacrée avec Dieu [il lève les mains au ciel] –, sauf qu’avoir un objectif, c’est créer la possibilité de l’atteindre. Et ils ont réussi [Prix du jury au 53e Festival de Cannes]. Cette histoire m’a beaucoup inspiré. »

« Un homme double »

Cannes devient son objectif, comme d’autres visent l’Everest. Dès son deuxième long-métrage, Happy Sweden (2008), Ruben Ostlund y est sélectionné dans la section Un certain regard. Le suivant, Play (2011), est à la Quinzaine des réalisateurs, Snow Therapy (2014) de nouveau à Un certain regard et ses deux derniers films repartent avec la Palme d’or. Ses plans eux-mêmes sont souvent pensés pour être vus là. Pour la scène mémorable de The Square où un homme imitant un singe devient ingérable et dangereux, il met l’assemblée venue voir le spectacle en smoking et robe du soir de façon à ce que le public de la grande salle Lumière puisse s’identifier.

Lire aussi (en 2017) : Article réservé à nos abonnés Ruben Östlund, réalisateur de « The Square », « J’aime l’idée de diviser la gauche ou la droite »

A force de tendre des miroirs grossissants à tout le monde, son cinéma dérange et divise. Lui qui se dit socialiste, s’amuse : « Ça ne me dérange pas que la gauche ne m’aime pas. Elle regarde le monde de façon sentimentale : les pauvres sont authentiques et bons, et les riches sont égoïstes et superficiels… Moi, je suis équitablement dur avec tous mes personnages et tous tombent dans les mêmes travers. La gauche a oublié Marx, lequel prônait d’utiliser le capitalisme pour construire un certain niveau de société. »

« Les hommes parlent peu d’eux-mêmes et de leurs problèmes. De ce qu’ils ressentent et comment ils vivent le rôle dans lequel on les enferme » – Ruben Östlund

Ruben Ostlund aime les challenges, explique son coproducteur, le Français Philippe Bober, lequel en connaît un rayon question réalisateurs dérangeants (Ulrich Seidl, Lars von Trier…). Qu’il s’agisse d’un tournage à réinventer − comme pour Sans filtre, parce qu’à mi-parcours le yacht sur lequel on a commencé à tourner n’est plus disponible −, ou qu’il doive présenter un film à une salle houleuse, Ruben Ostlund est toujours preneur. La veille de notre rencontre, il était au multiplexe municipal de Montreuil, en Seine-Saint-Denis, défendant son film devant une salle prompte à réagir. Son visage s’éclaire lorsqu’il raconte : « Un public très engagé, jeunes et vieux avec un esprit critique et un savoir ! Vous, les Français, avez réussi à maintenir une certaine culture cinématographique qui est fantastique. »

« Ruben Ostlund est un homme double. De gauche, il a des pensées de droite ; dans la vie, il est léger et simple, quand il travaille il est dominant et obtient ce qu’il veut ; sensible aux questions psychologiques, il se réfugie derrière la sociologie ; il n’est pas un intellectuel dans le sens académique du terme mais c’est quelqu’un qui pense, une pensée sauvage…, énumère son ami Per Magnus Johansson, psychanalyste, professeur à l’université de Göteborg, passé par chez Lacan à Paris (et qu’on peut, au passage, voir jouer dans The Square, prenant la défense d’un type atteint du syndrome Gilles de la Tourette). Mais Ruben a une immense qualité : il aime la confrontation, trouver des gens qui pensent différemment de lui. De même que Freud analysait le malaise dans la civilisation en 1930, Ruben est touché par cette question, les rapports entre l’individu et la société. »

Gros bosseur

Même s’il se défie de la psychanalyse, c’est évidemment à lui-même qu’en premier lieu Ruben Ostlund tend un miroir. A 48 ans, le réalisateur navigue entre Göteborg, où il vit une semaine sur deux avec ses deux grandes filles jumelles de 20 ans, et les Baléares, où il réside avec sa compagne et leur bébé. Ses relations avec cette dernière, photographe de mode allemande, et avec sa belle-famille « patriarcale à l’opposé de [son] modèle familial », sont sinon la trame du moins le point de départ de Sans filtre.

« Ruben a bénéficié de l’amour inconditionnel de sa maman. En revanche, il parle peu de son père. Or, la question du père est essentielle chez Freud comme chez Lacan », fait remarquer Per Magnus Johansson. Son père ? « Un homme systématiquement dans l’autocritique », décrit le réalisateur, qui a fait de la masculinité un des thèmes centraux de son cinéma. « Les hommes parlent peu d’eux-mêmes et de leurs problèmes, regrette-t-il. De ce qu’ils ressentent et comment ils vivent le rôle dans lequel on les enferme. » On se souvient de cette scène de Snow Therapy où, devant la menace d’une avalanche qui fonce sur eux, un homme s’enfuit en abandonnant femme et enfants. Qu’aurait-on fait à sa place ? Telle est la question-clé de tous ses films.

« Ce que j’essaye de filmer, c’est la complexité » – Ruben Östlund

Que cherche-t-il à réparer ? Où se situe-t-il ? Comment se qualifierait-il, lui qui admire Michael Haneke et Michel Houellebecq ? On propose : « Sceptique ? Utopiste ? » Il s’agace : « Pourquoi voulez-vous toujours que les choses soient noires ou blanches, alors que ce que j’essaye de filmer, c’est la complexité. »

Mais, déjà, ce gros bosseur est sur son prochain film. Synopsis : à bord d’un long-courrier, l’équipage annonce aux passagers que le système de diffusion vidéo est en panne. « Tous ces êtres humains habitués à se distraire avec des écrans sont condamnés, sans film ni téléphone, à voyager avec leurs pensées. » L’idée l’excite. Il vient d’en parler avec Vincent Lindon, l’homme qui, président du jury à Cannes cette année, lui a remis la Palme d’or et à qui il aimerait aujourd’hui proposer un rôle. « Vincent m’a dit qu’il avait lu une étude montrant que, si on perd son téléphone, ça nous rend plus malade que si on perd sa partenaire. » Les longs bras du Suédois miment un gars affolé d’avoir perdu son téléphone. Il rit, alors qu’on se surprend à chercher notre téléphone avec un sentiment d’urgence honteux. Le piège du miroir.

 

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