Rétrospective Kokoschka à Paris: cages de déraison
La rétrospective Oskar Kokoschka, la troisième en France après celles de 1974 et 1983, s’intitule «Un fauve à Vienne», approchons le fauve à Londres. On est en 1926, l’artiste autrichien a 40 ans. Il est célèbre et mensualisé par un marchand fortuné qui le fait voyager. A l’occasion d’une tournée en Europe et en Afrique, il passe six mois en Angleterre. A l’aube, il va parfois au zoo et peint des animaux. C’est une bonne période de sa vie artistique. Son jet d’acide expressionniste, toujours actif, est reconnu. Dans douze ans, les nazis lui donneront une place de choix dans l’exposition des «artistes dégénérés». Des tableaux seront détruits. D’autres seront vendus en Suisse pour financer l’effort de guerre. Parmi eux, son œuvre la plus célèbre, la Fiancée du vent, peinte en 1913-1914, et qui fut ainsi nommée par le poète Georg Trakl, auquel elle inspira l’un de ses derniers poèmes avant son suicide, la Nuit : «Sur des écueils noirâtres /se jette ivre mort /La rougissante fiancée du vent, /La vague bleue /Du glacier /Et gronde /Puissamment la cloche dans la vallée.» Fragile, le tableau ne bouge plus de Bâle. Il ne figure donc pas dans l’exposition du Musée d’art moderne de Paris. Peu importe : il y a ici de quoi, comme disait l’écrivain Karl Kraus, ami critique du peintre, s’essuyer les yeux.
Entre autres, cet autoportrait en artiste dégénéré, peint en 1937, au moment même où les nazis le mettent au feu, et qui est comme un point de bascule. C’est la réponse de l’artiste au loup. Sa palette a changé. De l’impressionnisme est entré dans l’expressionnisme. Le sauvage de Vienne se décompose dans une brume de nostalgie civilisée, glissant du fauve ou du Renoir dans le désespoir. Oskar Kokoschka signait OK. OK, vraiment ? Fringant triste, plutôt. Ironique attristé. Et exilé, évidemment. Le menton en avant, les bras croisés, le regard ferme et fataliste, hissant haut le pavillon à couleurs toujours criardes, il coule son acide sur la machine à ne pas voir, mais semble prêt à rejoindre un monde qui relève davantage du rêve et du sentiment – d’une laideur presque sucrée. En 1945, il écrira : «Depuis que l’humanisme est mort, l’homme a cessé d’avoir une âme, il ne se soucie plus de vivre ou de mourir. Les progrès de la civilisation industrielle laisseront derrière eux une ruine et une destruction intégrales, comme les hordes qui envahirent jadis l’Europe. Il ne restera nul portrait de l’homme moderne, car il a perdu la face et se détourne pour regagner la jungle.» Ce qui nous amène à la bête peinte à Londres.
C’est un tigron, «cadeau d’un maharajah hindou, un croisement qui ne fut jamais répété de lion et de tigre.» (Ma vie, son autobiographie, publiée en 1971, neuf ans avant sa mort). Au Musée d’art moderne de Paris, entouré d’autres portraits d’animaux saignants de couleurs, des chevreuils, des tortues géantes, il rugit en silence à mi-parcours, au fond d’une grande salle noire : la menace expressionniste incarnée, à l’état sauvage. Il est jaune, blanc, mauve, violet, noir, vert, jaillissant des filaments de peinture qui tissent sa férocité vitale. Chaque couleur assourdit. La gueule ouverte découvre quelques crocs, du noir. Sous les pattes, une biche recouverte d’une grosse tache rouge, d’une forme telle que la peinture signe le sang. On voit souvent ce rouge, en particulier dans le Pouvoir de la musique, peint en 1918-1920 : un enfant vert joue d’un instrument à vent ; un enfant rouge joue, danse, fuit peut-être : des faunes brutalement enluminés. L’énergie du tigron, elle, est saisie et contenue dans la double cage du cadre et du musée.
«Lorsque le chat géant jaillissait comme une bombe jaune…»
Dans son autobiographie, Kokoschka se souvient (ou réinvente) : «J’ai obtenu la permission de peindre en dehors des heures de visite normale au zoo grâce au directeur du jardin zoologique, l’éminent savant Julian Huxley qui a également écrit à mon propos un article dans une revue savante sur le suicide.» Il a été plusieurs fois et grièvement blessé au front, en 1915 et 1917. Balle dans la tête et baïonnette au poumon pour l’engagé et, plus tard, pour le convalescent devenu peintre de guerre, explosion d’un pont qui provoque de terribles maux cérébraux. Les douleurs sont telles qu’à l’hôpital il a songé à se tuer. Au zoo de Londres, il a d’abord peint, écrit-il, «la nuit dans la cage aux singes un grand mandrill solitaire qui me haïssait profondément, bien que je lui apportasse toujours des bananes, afin de me rendre agréable.» Et le tigron, comment le peint-il ? «Aux toutes premières heures du matin, avant l’entrée des visiteurs, je pouvais, telle était la convention passée avec le gardien, installer mon chevalet et mes instruments de peinture à l’intérieur de la barrière contournant la cage du tigre-lion. J’étais somnolent, appuyé aux solides barreaux métalliques de la cage et j’attendais le choc, lorsque le gardien ouvrait de l’extérieur avec une chaîne la porte de la cage de nuit. Je suis toujours somnolent au petit matin. Le choc suffisait pour me réveiller lorsque le chat géant jaillissait comme une bombe jaune, enflammée, de l’obscurité vers la lumière, la liberté, s’élançait vers moi, comme s’il avait voulu réduire en lambeaux l’homme qu’il voyait si près de la grille de sa cage. Cela se répétait tous les matins. L’animal, me dit plus tard le gardien, ne dormait jamais et mourut peu de temps après.»
Il poursuit : «Habituellement, je frappais par terre du poing pour attirer vers moi l’animal qui se trouvait à l’autre bout de la longue cage qu’il ne cessait d’arpenter en tous sens. Tout d’un coup, quelqu’un me tapa sur l’épaule.» C’est un vieil ami – comment se trouve-t-il ici à l’aube, on n’en sait rien – qui lui dit : «Je voudrais quand même te donner un conseil. Imagine que par hasard la bête t’atteigne avec ses griffes à travers les barreaux : tu seras mis en miettes avec ton chevalet et ta boîte de couleurs.» Kokoschka conclut : «Cela m’a fait réfléchir et j’ai installé ma toile le lendemain à l’extérieur de la barrière, mais cela ne m’amusait plus.»
Entre les Dolomites et Tolède
Observons maintenant les extraordinaires portraits qu’il a peints depuis 1909, des commandes, des amis, des amis d’amis. Ils sont faits à l’intérieur des barrières : à portée d’œil, de coup, d’élan fixe, de folie. OK attrape les dents foutues, les cernes fous, les mains déformées, les positions aussi hiératiques que naturelles, tout le mystère spirituel et crevassé de la chair. Au début, il enlève les couches de peinture, comme pour rendre les corps à leur suaire. Ensuite, Cézanne et le Greco guident souvent la main pour épaissir les couches, noircir les contours, accentuer les couleurs et les rendre à une géométrie aussi carcérale qu’explosive. Un Paysage des dolomites de 1913, d’un vert et d’un bleu sombrement fous, rappelle, du Crétois hispanisé, la célèbre Vue de Tolède. De même qu’on n’aimait guère les distorsions de celui-ci à la cour de Philippe II, de même certains modèles d’OK rejettent ce qu’il a fait d’eux. En 1910, Auguste Forel, entomologiste et psychiatre suisse, trouve que son portrait relève plus de la psychiatrie que de l’art. Mais pourquoi les opposer ? Son regard légèrement écarquillé, sous les sourcils relevés en diable, ses mains osseuses tendues dans des positions bizarres, un long index recroquevillé sur une manche comme une patte de crabe, tout rend hommage à sa présence.
Dans son autobiographie, OK affirme qu’à Londres, malade et hospitalisé, il est tombé sur le médecin Louis-Ferdinand Destouches, futur Céline, qui a glissé un squelette dans son lit. C’est peu crédible. Mais quel squelette glisse-t-il, lui, dans ses tableaux, sous ses modèles ? De quoi relève son art de portraitiste ? Ni de l’embellissement, ni de la caricature, mais d’une réfraction qui passe par le geste, la déformation, la solitude. Les regards sont isolés, perdus, et le peintre, qui dessine fort bien, semble avoir désossé ce qu’il voit. Les humains sont à l’étal ou en cage, comme les animaux. En Angleterre, au bord de la mer, il peint un jour «un gros crabe que quelqu’un m’avait offert et qui sentait déjà mauvais». Il peint aussi «un chat qui surveille des poissons morts, à l’arrière-plan, une rentière munie d’un parapluie et d’un sac à main, faisant sa promenade digestive sur la plage». Il peint enfin «ces tortues géantes, aujourd’hui en voie de disparition ; on les extermine à cause de leur carapace de corne qui devait les protéger et dont on a besoin pour faire des bibelots à l’intention des touristes». OK, à son sommet, peint les carapaces des gens juste avant qu’on les arrache. Au zoo, il demande au chauffeur qui l’accompagnait jusqu’au tigron pourquoi celui-ci ne l’a pas averti du danger : «Il m’expliqua alors de manière logique que si le chat m’attaquait, je reculerais de peur, et alors la panthère qui se trouvait vis-à-vis m’attraperait avec ses griffes, à droite le léopard si je m’écartais et à gauche la panthère noire. Et le hasard voulut alors qu’un petit chien qui accompagnait une dame me mordît au mollet. Tout dépend du hasard, la Providence dispose.»
Il y a bien d’autres choses à voir, à découvrir, dans cette rétrospective. Les échos et résidus artistiques de ses amours difficiles avec Alma Mahler, ses va-et-vient entre l’écriture et la peinture, sa photo au crâne rasé, dans le genre bolchevique, etc. Tout ce qui lui fait écrire plus tard : «Les anciens dieux ont été renversés sans que la crainte de l’enfer s’atténue. Depuis lors, l’homme comme phénomène se défait de toutes ses attaches, étend sa suprématie aux éléments et au cosmos et dévoile ses potentialités à la fois les plus profondes et les plus bestiales. La tâche de l’artiste, elle, est inchangée : figurer l’homme.» Lui, conclut-il, se contente de ceci : «Je peins des portraits parce que j’en suis capable et parce que j’y vois mon accès à l’humanité, un miroir qui me montre quand, où, qui et ce que je suis.» Un homme blessé dans un zoo, à l’aube, entre deux guerres, face au tigron qu’il peint pour ne pas être dévoré.
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