D’une main tremblante, Alireza Shojaian tend son téléphone. Il a partagé sur Instagram la couverture de Libération en persan de lundi. En soutien à la mobilisation iranienne, ce peintre ultra doué, né à Téhéran, fait aussi sien le slogan du soulèvement contre le régime islamique : «Femme, vie, liberté.» «Vous vous rendez compte, une jeune femme de 20 ans a reçu six balles dans le corps ? souffle-t-il, les yeux embués. A Téhéran, la communauté queer a crié plus fort que tout le monde aux côtés des femmes. Je viens d’un endroit où un ex-président – Mahmoud Ahmadinejad – a affirmé qu’il n’y avait pas d’homosexuel dans son pays. Toute la société essaie d’effacer notre existence. Mon identité est criminalisée. Mon art aussi», explique le jeune homme devant ses très délicats tableaux de garçons dénudés. A l’entrée d’«Habibi, les révolutions de l’amour», ses nus lascifs affirment une tendresse pour le corps masculin. Habibi, cela signifie «mon chérie».
Acte de bravoure et hymne à l’amour gay, l’art d’Alireza Shorajan s’affiche à l’Institut du monde arabe dans une belle et importante exposition qui met à l’honneur les artistes LGBTQIA + des pays arabes et d’Asie centrale (ainsi que leurs alliés). Une grande première pour ces créateurs réunis sous l’étendard de leur lutte commune. L’élan des printemps arabes, depuis 2010, n’est d’ailleurs pas étranger à l’affirmation progressive de leur identité sexuelle ; ils sont souvent artistes et militants. Issue des diasporas ou vivant encore sur place, cette jeune génération courageuse et pleine de promesses est originaire du Maroc, de Tunisie, d’Afghanistan, du Liban, de Syrie, d’Arabie Saoudite ou du Soudan… Dans leurs pays, les relations homosexuelles sont illégales, punissables d’emprisonnement (Maroc, Tunisie, Algérie), voire passible de la peine de mort (Iran, Arabie Saoudite). Comment s’exprime alors leur art en même temps que leur orientation sexuelle et leur identité de genre ?
«On a moins peur»
Sur place, les artistes développent des stratégies de «safe space» : créer à l’abri de l’espace public, synonyme d’insécurité. Souvent dessins, tableaux et installations montrent des intérieurs ou des chambres, là où l’amour interdit est à l’abri des persécutions. Le Marocain Soufiane Ababri dessine ainsi ses Bed Works, des scènes homoérotiques, depuis son lit. Le duo Jeanne et Moreau, nom choisi par les artistes Lara Tabet et Randa Mirza, reconstitue une chambre à coucher où les deux femmes abritent leur amour. Les œuvres de l’exposition, en revanche, auraient du mal à être exposées dans les pays d’origine des artistes. L’Europe fait figure de refuge, où l’on peut vivre et montrer plus facilement son travail. A ce titre, même si la vie quotidienne est compliquée pour les personnes queer, le Liban semble être plus tolérant. Certaines pièces de l’exposition y ont déjà été montrées. En Tunisie, où le militantisme LGBTQ + est toléré, les lieux d’exposition restent en revanche frileux. Le milieu de la nuit est plus ouvert aux performances queer. Mais tout est surveillé par les autorités : «Il faut faire profil bas», explique un artiste.
Pour les diasporas, les choses ne sont pas simples pour autant. «Maintenant, on a moins peur de dire qu’on est queer, détaille Alireza Shojaian, aujourd’hui réfugié politique. La France m’a donné la sécurité. Je voudrais partager cette liberté avec les Iraniens. Je voudrais que les mères iraniennes disent à leur fils qu’elles les acceptent tels qu’ils sont. Moi, je voudrais faire une contre-histoire en peinture.» Le jeune artiste revisite ainsi les canons esthétiques en puisant dans l’iconographie orientaliste. Dans ses ravissants tableaux, les modèles nus, Arthur, Tristan ou Yannick vibrent de milliers de petits coups de pinceaux émouvants. A ses doux modèles, le peintre adjoint des monstres cornus ou des chevaliers issus des miniatures épiques perses : «Je remplace aussi Shereen [princesse et personnage de Khosrow et Chirine du poète persan Nizami, ndlr] par un homme», explique-t-il. Une toile raconte son histoire personnelle, sa fuite de l’Iran, où il avait fait une école d’art, en passant par le Liban. Le souvenir d’avoir vécu l’anniversaire de ses 20 ans dans la solitude à Beyrouth, après la perte d’un compagnon, lui a inspiré un autoportrait qu’il truffe de références à l’art queer. La reproduction d’une photo de lui en militaire fait partie du tableau. «J’ai fait l’armée en Iran et, à ce moment-là, j’ai voulu me suicider. Je suis monté en haut d’un immeuble et, finalement, j’ai reculé. Oui, vous pouvez écrire cette histoire. C’est important de la raconter.»
Les récits sont ainsi des armes. Afin de lever les tabous homophobes et transphobes, les artistes puisent dans le documentaire ou la fiction. Puisque le Coran ne mentionne pas le lesbianisme et que peu de textes islamiques en parlent, autant imaginer de belles histoires. La tunisienne Aïcha Snoussi revisite ainsi la mythologie en inventant une fable dans son installation Sépulture aux noyé·es. A l’intérieur de centaines de bouteilles disposées en pyramide, l’artiste a emprisonné des lettres fictives d’une civilisation queer et poète, qui aurait vécu sur une île dans la baie de Tunis. Les bouteilles sont les vestiges de cette culture rêvée et disparue qui porte le nom de Tchech – une insulte à l’encontre des homosexuels et des lesbiennes en arabe. Et quand Aïcha Snoussi fait son autoportrait, elle le fabrique à partir de sang, d’un collage de lettres intimes et de sa silhouette bien campée, boots aux pieds et la main gauche sur le pubis.
Constituer la mémoire d’une communauté invisible
Plus documentaire, la série photographique «Djinn» de Camille Lenain tente de faire revivre un disparu à travers l’histoire des autres. Intéressée par le sort des homosexuels issus de la communauté musulmane, la photographe franco-algérienne explore comment islamophobie, homophobie et transphobie se superposent. «“Djinn” est un travail en hommage à mon oncle Farid, mort du sida il y a dix ans, explique-t-elle. Grâce à la rencontre d’un imam gay à Marseille, j’ai rencontré toute une communauté LGBT. Cela a été plus facile de leur parler de l’histoire de mon oncle qui a grandi en France qu’avec ma famille où il y a des secrets et des non-dits. C’était douloureux d’aborder la mémoire de Farid avec eux. Ce travail nous a aidés à faire le deuil.» Sous le beau portrait de Bouchta, alter-ego vivant de Farid, photographié à Marseille en 2020, la légende dit : «Je suis très mélancolique, mais c’est ma vie. Comme beaucoup de vies d’homo, c’est pas une vie facile. On se cherche un petit coin tranquille pour se préserver.»
Au Liban, pour écrire le récit des effacés de l’histoire, Mohamad Abdouni, fondateur du magazine Cold Cuts, a conçu un projet documentaire. Considère moi comme ta mère : histoires trans du passé oublié de Beyrouth est la première archive de femmes trans au Liban, conservée à la Fondation arabe pour l’image. L’objectif de ce fonds est de constituer la mémoire d’une communauté invisible. Aux murs de l’IMA, sur des photographies amateur agrandies, on reconnaît la même personne, Em Abed, habillé en femme dans un bal masqué, dans un bus ou au travail. Ces clichés des années 70-80 font désormais partie de l’histoire de Beyrouth. «Cette archive est née d’une frustration commune sur l’absence de témoignages, explique le photographe et réalisateur installé au Liban et à Istanbul. Nous avons publié un livre aujourd’hui épuisé et consultable en ligne qui parle des femmes trans dans le monde arabe. Ces images appartiennent désormais à une collection de Beyrouth.»
«Mary poppers»
Selon Mohamad Abdouni, l’époque est plus intolérante que par le passé au Liban. Aujourd’hui, ces femmes «ont peur, elles ne sortent plus de chez elles. Elles ont été oubliées de notre histoire, alors qu’elles changent notre perception des icônes». Une séance photo avec coiffeur, maquilleur et styliste a aussi été organisée en studio pour qu’elles puissent se faire belles sous l’œil de l’appareil… Dans une veine plus extravagante, la Libanaise Chaza Charafeddine magnifie aussi la fluidité du genre. Dans Divine Comedy, elle a photographié des beautés trans qu’elle a transformées en anges sur fond de miniatures persanes. L’artiste évoque la période moghole, les premiers temps de l’islam, où les textes avaient moins de tabous sur l’ambiguïté des genres et l’amour entre garçons. Rendre aux aînés leur place dans la chronologie, et aux pionniers leur rôle d’inspiration, c’est aussi l’ambition de Riddikuluz, artiste arabo-américaine. L’artiste rend ainsi hommage à Sultana, une reine de la nuit, pionnière des drag-queens arabo-américaines dans une vidéo et un superbe portrait. Sur le tableau, intitulé The Girl, Sultana, en nuisette noire, cache un keffieh rouge (assorti à son rouge à lèvres) sous un coussin du canapé.
L’art de construire des lieux de confiance, des récits identitaires et une mémoire commune va de pair avec la recherche d’un langage. Car si le verbe aimer a de multiples déclinaisons en arabe, le lexique queer y est peu développé. Voilà pourquoi l’IMA a créé spécifiquement pour l’exposition un graphisme avec de l’écriture inclusive en arabe. Et voilà aussi pourquoi Mohamad Abdouni a créé un glossaire afin d’écrire l’histoire des femmes trans. Cette initiative rejoint celle de Khookha McQueer, artiste trans née en Tunisie devenue performeuse incontournable de la scène queer. Son outil de prédilection ? Instagram, où elle poste des portraits caméléon aux couleurs pop. Son œuvre porte aussi sur l’élaboration d’une terminologie du genre tunisien, projet qu’elle mène avec des associations (Djam et Avocats sans frontières). Plus humoristique, le marocain Sido Lansari propose quant à lui des textes queer brodés au point de croix, joliment provocants. «C’est où la partouze ?» peut-on lire sur la broderie au style layette. L’artiste joue ainsi sur le contraste entre le puritanisme de la forme et la crudité des slogans («Mary poppers» au lieu de Mary Poppins, «Un caca, une maman, on veut du porno allemand» ou «Barbu bouffeur de cul»). «C’est une alchimie étrange que de changer le foutre en or», dit une autre broderie. De l’amour et de l’or, il y en a plein cette exposition justement.
«Habibi, les révolutions de l’amour» à l’Institut du monde arabe (75005) jusqu’au 19 février.
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