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La neurobiologiste Lucy Vincent publie un nouvel ouvrage qui met en lumière l’importance des sensations corporelles dans le fonctionnement cérébral. Elle livre aussi des clés pour un meilleur apprentissage, à l’école, et tout au long de la vie
Neurobiologiste de formation, Lucy Vincent se consacre depuis plus de vingt ans à l’écriture de livres pour vulgariser les recherches sur le cerveau. «Ce qui me passionne, c’est comment le cerveau se modifie en fonction du vécu et des perceptions corporelles. Cet intérêt remonte à ma thèse, qui portait sur la plasticité cérébrale à l’Université de Bordeaux. Je pense que cette faculté n’est pas assez mise en avant. Si nous étions conscients de ses pouvoirs, nous organiserions notre vie complètement différemment.» C’est donc à une révolution culturelle que la scientifique nous invite aujourd’hui: pour développer nos capacités cérébrales, nous devons cultiver nos sens, et ce, à tout âge de la vie.
Le Temps: Votre nouvel ouvrage est un plaidoyer pour réhabiliter les perceptions sensorielles. En comparant le cerveau à un ordinateur, a-t-on eu tendance à trop oublier le corps?
Lucy Vincent: Absolument! Dans mon livre, j’insiste beaucoup sur le fait que c’est le corps qui mène le cerveau et non l’inverse. Le développement des réseaux de neurones résulte de leur activité électrique. Or celle-ci est déclenchée par des stimulations sensorielles en provenance soit de l’extérieur du corps – goût, odorat, vue, toucher, ouïe – soit de l’intérieur: fréquence cardiaque, taux d’insuline, acidité, température, etc., sans que nous en soyons conscients.
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Par exemple, chaque muscle libère des centaines de messages, les myokines, qui renseignent le reste du corps, y compris le cerveau, sur la fatigue, le métabolisme, la douleur. Ces informations internes contribuent à toutes les prises de décision comportementales dans le cerveau, par exemple celle de se reposer ou de courir après un bus. Des réseaux cérébraux sont créés en fonction de tout ce que nous faisons et percevons avec notre corps. C’est lui qui dicte au cerveau ce qu’il doit faire.
De quelle manière?
Prenons l’exemple de l’apprentissage d’un mouvement. Les informations fournies par notre système sensoriel provoquent une réponse du système moteur qui actionne le mouvement. Le cerveau calcule la différence entre le mouvement planifié, à la suite des informations transmises par le système visuel, et celui exécuté. Puis, il ajuste les instructions envoyées aux muscles afin d’améliorer le mouvement. A force d’allers-retours entre système sensoriel et moteur, ce circuit, le «couplage perception-action», développe et consolide un réseau neuronal approprié au geste visé. Une très bonne illustration en est l’apprentissage de la marche. Au début, l’enfant fait des mouvements très approximatifs: en une heure il fait plus de 2000 pas et tombe 17 fois en moyenne. Mais à force de répétition, il perfectionne ses gestes et parvient à marcher. Le circuit sensori-moteur de la marche s’est en quelque sorte inscrit dans son cerveau.
L’apprentissage d’une compétence aussi abstraite que les mathématiques commence avec le corps: pour apprendre à compter, les enfants utilisent leurs doigts ou des objets
L’apprentissage de capacités intellectuelles passe-t-il aussi par le mouvement?
Oui, le couplage perception-action intervient aussi dans ce cas. A partir du moment où l’enfant sait marcher, on constate une augmentation des stimuli sensoriels et des interactions sociales qui l’aide à acquérir de nouvelles compétences, comme le langage, et ce, toujours en activant des boucles de perception-action. Une étude a montré que l’intensité de l’activité motrice des enfants à l’âge de 5 mois était corrélée au développement de leurs capacités intellectuelles aux âges de 4, 10 et 14 ans. Et l’apprentissage d’une compétence aussi abstraite que les mathématiques commence avec le corps: pour apprendre à compter, les enfants utilisent leurs doigts ou des objets. C’est seulement après avoir intégré physiquement la notion de nombre qu’ils parviennent à la conceptualiser dans leur cerveau.
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Au cœur de nos relations sensori-motrices se trouve une région peu connue du cerveau, l’insula. Quel rôle essentiel joue-t-elle?
Cette petite structure longtemps ignorée, située dans chaque hémisphère au milieu du cerveau, est un véritable carrefour de traitement de l’information entre le corps et le cortex. Toutes les informations sensorielles internes et externes au corps lui parviennent. Elles y sont croisées avec des informations venant de différentes zones du cortex. Ainsi, c’est elle qui gère la boucle perception-action au cœur de nos apprentissages et elle la couple avec le circuit de la récompense situé dans le cerveau limbique. Cela nous permet de tirer un sentiment de bien-être de la réussite même minime d’une action nouvelle mettant en jeu le corps (interaction sociale, coordination gestuelle, pas de danse, etc.). Cette interaction entre l’insula et le circuit de la récompense crée la confiance en soi. Pour que cela fonctionne, on doit admettre qu’il faut d’abord échouer pour réussir. Tout apprentissage se fait par essai-erreur.
Quelles leçons pouvons-nous en tirer en matière d’éducation?
Nous devrions complètement revoir notre système éducatif. Nous sommes encore imprégnés de l’attitude «cerveau fixe» qui fige d’avance les capacités intellectuelles de chacun: certains élèves sont doués pour les maths et d’autres pas; il faut être bon en maths pour être bon à l’école. Il faudrait la remplacer par l’attitude «cerveau en croissance», qui mise sur l’expérience vécue physiquement pour apprendre. Concrètement, cela voudrait dire organiser les classes différemment pour que les enfants puissent bouger et expérimenter, goûter le monde avec tous leurs sens, alors que dès l’âge de 6 ans ils doivent rester assis et écouter. Cela demanderait des moyens considérables mais on peut déjà nourrir le cerveau en encourageant les enfants avec de bons messages qui valorisent les progrès et leur font accepter l’échec. Par exemple, remplacer «je ne sais pas faire ce calcul» par «je ne sais pas encore le faire».
Ce système au cœur des apprentissages fonctionne-t-il tout au long de la vie?
Tout à fait, mais nous ne l’utilisons pas assez. En grandissant, nous avons tendance à abandonner un apprentissage si nous ne réussissons pas rapidement. On pense «ne pas être doué pour cela». A tort, car le couplage perception-action permet de créer de nouvelles connexions neuronales et d’apprendre tout au long de la vie. Encore faut-il le stimuler, en tentant de nouvelles expériences, en étant à l’écoute de nos sensations corporelles, ce que la vie moderne ne favorise pas. La plupart d’entre nous travaillons à l’intérieur. Nous sommes privés de la lumière extérieure et des stimuli qui nourrissent l’insula d’images, d’odeurs et de sons. Plus on se rapproche de la nature, plus on stimule nos sens. Mais la vie actuelle n’en tient pas compte: bureaux aseptisés, jardins artificiels, carrières monotones, alimentation transformée… Rien ne va dans cette direction.
Comment pouvons-nous y remédier?
La meilleure chose est de stimuler nos aptitudes sensorielles en choisissant des activités qui engagent nos sens et mobilisent notre corps. Il faut nous confronter physiquement à la plus grande variété possible de contextes, de situations et de défis, si possible à l’extérieur, tout en apprenant à écouter nos sens. Et la méditation peut y aider car elle enseigne l’écoute de soi.
Lucy Vincent. «Tout commence avec le corps. 15 exercices sensoriels pour entraîner le cerveau», Odile Jacob, 256 p.
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