Le don de l’amour : correspondance de Casarès et Camus
C'est un fabuleux paquet de lettres serrées les unes contre les autres : 865 au total avec les télégrammes et les bristols, datés de juin 1944 au 30 décembre 1959. Il y en a parfois deux par jour. Certaines ont été commencées le matin et achevées le soir. S'il y a des jours sans, c'est parce que la distance rend aléatoire l'arrivée du courrier. Ou alors que c'est dimanche. Ou que ces deux-là sont ensemble. La correspondance entre Albert Camus et Maria Casarès, publiée ces jours-ci, éclate au grand jour après presque soixante ans sous le boisseau. Elle raconte leur intense relation amoureuse, à travers la simple vivacité du récit quotidien. Elle dessine l'évolution parallèle de leur carrière, pour laquelle ils se sont constamment soutenus : elle deviendra une des plus grandes tragédiennes de son temps, lui un écrivain célèbre et nobelisé. L'amour entre ces deux exilés, la Galicienne et l'Algérien, fut parfois tendu et douloureux, victime de sa clandestinité obligatoire et du manque de temps de sa jouissance. Peut-être aussi que son déploiement alternatif l'aura fait durer. Etrange destin, dira Maria Casarès, qui se voyait avec Albert Camus comme les trapézistes qui travaillent sans filet. «Là-haut, toujours là-haut, toujours tendus, accrochés l'un à l'autre, tenus par l'autre, et en bas, le gouffre.»
La liaison entre l'écrivain et l'actrice est connue. Le 19 mars 1944, ils se rencontrent chez Michel Leiris lors de la représentation du Désir attrapé par la queue de Pablo Picasso. Albert Camus vit à Paris depuis octobre 1942 ; son épouse Francine, institutrice à Oran, n'a pas pu le rejoindre en raison de l'occupation de la zone sud par les Allemands. Il vit dans un studio rue Vaneau qu'il loue à André Gide. Maria Casarès, 22 ans, habite à Paris en exil depuis fin 1936 avec sa mère et son père, Santiago Casares Quiroga, ancien Premier ministre de la République espagnole. Passée par le cours Simon et le Conservatoire d'art dramatique, cette brune mince et piquante s'est déjà fait remarquer avec le premier rôle dans Deirdre des douleurs que Marcel Herrand, grand découvreur de talents, a repris au Théâtre des Mathurins en 1942. Il choisit de nouveau la jeune femme pour incarner Martha dans le Malentendu d'Albert Camus. Le 5 juin 1944, trois semaines avant la générale, le bel écrivain aux yeux clairs emmène Maria à une soirée organisée par Sartre et Beauvoir chez le metteur en scène Charles Dullin rue de la Tour-d'Auvergne. Maria «portait une robe de Rochas à rayures violettes et mauves, elle avait tiré en arrière ses cheveux noirs ; un rire un peu strident découvrait par saccades ses jeunes dents blanches, elle était très belle» (Simone de Beauvoir, la Force de l'âge). Le jour même du D-Day, le 6 juin 1944, Albert et Maria deviennent amants.
Les quelques lettres de cette année 1944 sonnent comme un monologue : il n'y a plus que celles écrites par Albert Camus, qui signe du nom de Michel. Il supplie Maria de le rejoindre à Verdelot, où il s'est réfugié chez Brice Parain après la dénonciation du réseau Combat. Il dit se sentir «seul et désert». «Tu ne t'es pas rendu compte que tout d'un coup j'ai concentré sur un seul être une force de passion qu'auparavant je déversais un peu partout, au hasard, et à toutes les occasions» (17 juillet 1944). Elle ne viendra pas. Et en octobre 1944, c'est la rupture. Maria Casarès a tranché dans le vif, au moment du retour de Francine Camus à Paris.
Donne inchangée
Après ce bref prologue amoureux, le lien se renoue quatre ans plus tard. Un 6 juin encore, en 1948, ils se croisent par hasard boulevard Saint-Germain. «Pourquoi le destin nous aurait-il mis l'un en face de l'autre une fois ? Pourquoi nous aurait-il réunis de nouveau ? Pourquoi cette nouvelle rencontre au moment où il fallait ?» s'interroge Maria Casarès (16 août 1949). La donne n'a pas changé. L'auteur, qui vient de connaître un succès littéraire avec la Peste paru chez Gallimard le 10 juin 1947, vit à Paris avec Francine et ses jumeaux nés en 1945, Catherine et Jean. La comédienne se sépare de son dernier amant, Jean Bleynie. Tous deux ont décidé de rester ensemble malgré tout. «Oui, il est bien vrai que nous revenons l'un à l'autre, plus vrais et plus profonds peut-être que nous ne l'étions. Nous étions trop jeunes (moi aussi, vois-tu) et nous ne sommes pas trop vieux pour tirer profit de ce que nous savons : cela est merveilleux» (Albert Camus, 21 août 1948). Selon lui, l'amour d'orgueil a échoué, les voilà embarqués dans l'amour-don.
Après la passion des retrouvailles, les deux amants ont parfois du mal à gérer cet «amour si déchiré qui nous est imposé». « J'ai rêvé d'une vie avec toi et je te jure que cela me coûte d'y renoncer, mais justement parce que cela m'est si pénible tu dois me croire» (Maria Casarès, le 18 juillet 1949). Ne supportant pas la situation, elle lui fait parfois des scènes dont transparaissent les blessures au détour de phrases. Lui-même confesse avoir du mal avec la dissimulation. «J'étouffe littéralement. Des phrases de toi qui me poursuivent encore, l'angoisse du départ, le mensonge surtout - car c'est une vie mensongère que celle-ci et je voudrais crier, quelque fois», lui écrit-il le 26 juin 1949, alors qu'ils viennent de se séparer pour deux mois, car l'écrivain donne une série de conférences en Amérique du Sud. Parfois, il évoque sa vie familiale, la «neurasthénie» de Francine et ses enfants. Parfois, elle le questionne délicatement, sans trop insister.
La passion du théâtre les lie. Après Martha dans le Malentendu, puis Victoria dans l'Etat de siège en 1944, Maria incarne Dora dans la pièce suivante de Camus, les Justes, créée au théâtre Hébertot le 15 décembre 1949, quelques semaines après le tournage d'Orphée de Jean Cocteau où elle joue la mort, «l'entité» comme elle dit. L'année où sont donnés les Justes, elle livre la température des représentations à Albert, avec franchise et humour. Pendant quinze ans, elle ne cessera de lui chroniquer la vie théâtrale, ses rencontres, ses tournées. Rapidement, après quelques années où elle fait beaucoup d'enregistrements à la radio qui la «dépannent considérablement» (financièrement), elle enchaîne les rôles, travaille à la Comédie-Française, puis au TNP de Jean Vilar. Ses lettres, enjouées en diable, lucides sur les coulisses de cet univers un peu mondain, parfois cruel, font revivre toute une époque, Gérard Philipe, Barrault-Renaud, Michel Bouquet, Pierre Reynal (le «triton»)… La distribution ressemble à un défilé sans fin et a été minutieusement reconstituée dans les notes de bas de page grâce à un travail de bénédictin. Maria sacrifie parfois aux cancans pour distraire son dulciné : Simone Valère qui quitte son mari pour vivre avec Jean Desailly, Simone Signoret qui a avorté («J'ai vu Montand bien déçu et bien cafardeux»), Gérard Philipe qui saque un jeune comédien… Devenue adulée, toujours par monts et par vaux en tournée à travers le monde, l'URSS, les Etats-Unis, l'Amérique du Sud, l'Algérie chère à Camus, l'actrice détaille ses tribulations à son destinataire chéri quand elle a un peu de temps, puis de moins en moins, parfois par cartes postales et télégrammes.
Son engagement sur les planches est total. Elle a une lucidité de tous les instants sur ses interprétations et le dit quand elle pense qu'elle a «joué comme un ange». Ainsi de Dora, dans les Justes : «Je lui donne tout et elle y est pour beaucoup dans mon hébétude. Elle me pompe, elle me vide ; elle le sait aussi et elle m'aime. C'est ma meilleure amie.» Rarement, toutes ces années, elle se départ de son humour. «Public chaud, parfois, enrhumé. Ce soir, j'ai failli quitter la scène pour offrir à un monsieur de premier rang des pastilles Valda, un mouchoir pour étouffer sa toux ou bien deux places pour revenir une autre fois, quand il irait mieux. Je me suis retenue» (7 janvier 1950). Tous deux débattent du potentiel remplaçant de Serge Reggiani, pris par un film. Ce sera Jacques Torrens, qui déplaît aux autres. «Tout risque de finir dans le sang.» Camus refuse de dédicacer la pièce à Jacques Hébertot qui le lui demande. Claudel dans le même cas, fait remarquer perfidement Casarès, a fini par monnayer sa dédicace.
Nouvelle cure
L'année 1950 apparaît comme une acmé. Ils se verront peu, s'écriront assidûment. Albert Camus souffre de tuberculose, comme le père de Maria, qui meurt le 17 février. La voilà désormais orpheline. L'écrivain part en janvier pour trois mois se soigner à Cabris, près de Grasse, avec son épouse dans une maison prêtée par Pierre Herbart, romancier ami de Gide. «Moi, je suis l'amoureux couché, enchaîné, avec son vautour diurne et nocturne» (9 janvier 1950). Il se concentre sur son essai l'Homme révolté, lit le matin, rédige l'après-midi. Il aura travaillé, note-t-il un an plus tard, «comme un fou sur ce livre». Leurs retrouvailles fin mars sont de courte durée. Toujours malade, Camus repart pour une nouvelle cure. Le désespoir de l'attente frustrée enflamme les lettres de l'actrice.
Sans doute plus qu'il ne l'a jamais fait, Albert Camus se laisse aller à des confidences sur ses angoisses et ses doutes, loin de son image publique et de la rhétorique de ses textes politiques, réédités ces jours-ci (1). Une forme de hiatus que Simone de Beauvoir avait ressenti, comme le rapporte Herbert R. Lottman dans sa biographie (2) : «La vérité, telle que l'entrevit Beauvoir, c'était qu'il existait chez Camus "un fossé plus profond que chez beaucoup d'autres entre sa vie et son œuvre". […] Camus lui-même, concluait-elle, savait que son image publique ne coïncidait pas avec sa vérité personnelle.» Albert Camus se plaint auprès de Maria de sa soudaine insensibilité. «Et je me sens couler sur une pente que je connais bien au bout de laquelle je retrouverai la solitude absolue, le dégoût de vivre et l'incapacité de voir un visage humain» (15 janvier 1950). En décembre 1952, il se rend en Algérie, à Oran «qui décidément sent l'Espagne à plein nez», voit sa mère et son frère, va à Tipasa puis part en périple dans le sud du pays. Après l'exaltation du voyage, il flanche. «Bien sûr, je n'espérais pas tout régler en partant. On ne résout pas les problèmes en leur tournant le dos. Mais on peut aller recueillir un peu de forces, retrouver une élasticité. Ensuite, on revient au combat. De ce point de vue, je crois avoir retrouvé une partie de mes forces. Mais je me retrouve maintenant vers les problèmes qui se posent à moi, comme écrivain, et en général comme homme, et leur immensité m'angoisse un peu. Comme toujours en pareil cas, je me sens dépassé, insuffisant» (23 décembre 1952).
Eternelle exilée
Quand elle le sent mollir, Maria le morigène et le pousse gentiment. S'il lui arrive à elle aussi de faiblir, son goût pour l'action prend vite le dessus. Les souvenirs du fracas de la guerre civile vécue à 13 ans à Madrid l'assaillent parfois. «Maintenant je vois et j'entends les cris du monde qui hurle. Personne autour de moi pour me raisonner.» Comme la hantise de n'être qu'une éternelle exilée, sans patrie pour s'y attacher jusqu'à la fin (3). La plupart du temps, Maria Casarès mène sa vie quotidienne tambour battant. Elle travaille d'arrache-pied ses textes («ce brasier magique qu'est le théâtre»), tout en régentant avec attention sa vie personnelle, indispensable à son équilibre. Elle soigne le décor de son appartement du 148, rue de Vaugirard qui domine les toits de Paris, son «pigeonnier». Elle relate ses achats de plantes pour son balcon ou de meubles pour son intérieur. «Je t'écris, assise à mon écritoire, dans ma chambre jaune et rouge qu'on pourrait appeler dorénavant, si tu y consens, la serre. Elle est, en effet, remplie de fleurs, de plantes et de fruits.» (25 février 1951) Elle liste son emploi du temps, les jolies tenues qu'elle s'achète, les pièces à voir absolument. Elle connaît ses ressources : «Le goût, la passion de la vie se suffisent à eux-mêmes, et les animaux comme moi qui ne sont faits que de vitalité mettront autant de cœur à retourner profondément un lopin de terre qu'à se débattre avec les mystères de la recréation en cherchant à donner vie au personnage de Chimène» (6 avril 1958).
La jalousie affleure entre les deux amoureux, excessivement sollicités. On s'étonne qu'il choisisse Catherine Sellers et pas son égérie pour le rôle de Temple Drake-Stevens dans Requiem pour une nonne (1956). Ce sera un crève-cœur pour Maria Casarès, qui n'en laisse pourtant rien paraître. On a beaucoup dit d'Albert Camus qu'il était un homme à femmes, et de fait il aura avec Catherine Sellers - repérée dans le rôle de Nina dans la Mouette mise en scène par André Barsacq à l'Atelier - une liaison amoureuse.
Lui décrit ses humeurs au gré de la météo et de la nature. Sa fameuse sensibilité revit quand sa chambre est inondée de soleil, elle dépérit aux jours gris. «Le temps a changé brusquement. Il pleut, un vent aigre s'est levé et la température s'est tout à coup refroidie. Les pauvres cyprès que je vois de mon lit sont chiffonnés et mouillés» (16 mars 1950). Elle lui rend compte sans détour des lectures qu'il lui conseille (le journal de Tolstoï, la correspondance de Dostoïevski, les Pâturages du ciel de Steinbeck, le Nègre du «Narcisse» de Joseph Conrad, les Grandes Espérances de Dickens, etc.) Elle lui dit avoir commencé l'Histoire des Treize de Balzac, un Hemingway et les mémoires du cardinal de Retz : «Je ne vois vraiment pas en quoi les aventures et les mésaventures de ce monsieur peuvent passionner qui que ce soit.» Il l'écoute car il reconnaît chez elle une lucidité sans fard : «Je suis content que tu lises le Curé de village, lui répond-il, le 21 août 1948. C'est le livre de Balzac que je préfère : la vraie grandeur. Quand à Retz, ce que tu m'as dit m'a fait réfléchir. […] Ta réaction directe me pousse à le relire. Un raté ! C'est bien possible. Hemingway ? C'est bien fait pour toi. Pourquoi lire ces truqueurs sans génie ?»
Dès 1949, Albert Camus lui a parlé de son projet de roman qui «réécrirait l'Envers et l'Endroit», son essai paru en 1937. Il n'entreprendra la rédaction du Premier Homme, qu'il considère comme son Guerre et Paix, que dix ans plus tard. Le 18 octobre 1953, il lui raconte s'être relevé à 4 heures pour travailler. «Devine quoi ? au plan de mon futur roman.» Le Premier Homme, resté inachevé à sa mort, le 4 janvier 1960 dans un accident de voiture avec son ami Michel Gallimard, sera publié par sa fille en 1994.
Cette correspondance, gonflée d'un amour irradiant, transporte jusqu'au bout. «Leurs lettres font que la terre est plus vaste, l'espace plus lumineux, l'air plus léger simplement parce qu'ils ont existé», écrit Catherine Camus dans son avant-propos. Ces deux âmes qui se sont idéalement trouvées avaient compris que c'était à la vie à la mort. «Il y a bien longtemps que je ne lutte plus contre toi et que je sais, quoi qu'il arrive, que nous vivrons et mourrons ensemble», écrit Maria à son cher amour le 17 octobre 1956. L'ultime missive de cet échange exceptionnel, signée d'Albert à sa «superbe» est datée du 30 décembre 1959. Tombe alors un silence à pleurer.
(1) Conférences et discours, 1936-1958, Folio, 384 pp., 7,70 €.
(2) Albert Camus d’Herbert R. Lottman, traduit de l’américain par Marianne Véron, Le Seuil, 1978.
(3) Maria Casarès achète le manoir de La Vergne à Alloue (Charente) en 1961, qu'elle a légué à sa mort en 1996 à la commune «pour remercier la France de continuer à accueillir les étrangers comme [elle l'a] été».
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