Que la nature morte nous fascine au point que, dans un acte quasi désespéré, la tenant pour le symbole de la mort de la nature, des activistes warholiennes en viennent à la prendre pour objet de leur colère militante et l’inondent de soupe de tomates en conserve, c’est ce que l’actualité toute récente nous aura appris. Mettant étrangement au centre de notre «buzzocratie» mondiale, de simples tournesols peints par Van Gogh dans leur vase, sublimes mais banals, sublimes parce que banals.
C’est que, dans la nature morte, si nous regardons l’objet, l’objet nous regarde. Et nous interroge, nous pense, nous enjoint de le penser dans la multiplicité des rapports que nous entretenons avec lui: le désir qu’il suscite, le plaisir qu’il procure, le fétichisme qui l’entoure, la marchandise qu’on produit. N’est-ce pas toute notre vie qui, en un sens, se trouve là, condensée en ces quelques fleurs, d’apparence inoffensive et touchant pourtant à l’essentiel?
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C’est cela que nous permet d’envisager le bel et ambitieux essai de l’écrivain et psychanalyste Gérard Wajcman, Ni nature, ni morte. Les vies de la nature morte. Tenant plutôt de la déambulation érudite dans les méandres des siècles (disons, pour faire simple, des origines à nos jours) que de l’histoire de l’art proprement dite, l’ouvrage richement illustré cherche moins à résoudre le paradoxe qui en fournit le motif – comment la nature morte peut-elle bien n’être ni nature ni morte? – qu’à saisir à partir de son exposé ce qui fait la spécificité de la nature morte en tant que peinture de l’objet.
Beau ou pas beau
Plaçant ainsi au cœur de sa réflexion la notion d’objet, Wajcman s’efforce de montrer que la nature morte n’est pas le genre mineur auquel on a tendance à la réduire, mais une forme qui pense et nous permet de penser par elle notre rapport au monde. Ainsi, écrit-il, «la nature morte implique dans son être même une autonomisation de l’objet et donc un vidage, en ce qu’elle suppose dans tous les cas d’écarter toute histoire avec tout personnage, d’élever ainsi l’objet, intéressant ou pas, beau ou pas beau, précieux, négligeable ou insignifiant, machin prélevé dans la peinture ou sur le monde, à la dignité d’être regardé.»
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Attirer notre attention sur ce qui, sans le tableau, passerait inaperçu, tel est en effet le mérite de la nature morte, qui la rend d’autant plus nécessaire à notre époque d’abondance saturée d’objets jusqu’à la nausée. Au moment où, au Louvre, s’ouvre une exposition consacrée au genre, ce Ni nature, ni morte constituera pour le visiteur curieux le compagnon idéal qui lui permettra de voir et de penser les choses qu’il regarde dans les objets qui les lui montrent.
A lire: Gérard Wajcman, «Ni nature, ni morte. Les vies de la nature morte». Essai, Nous, 384 p.
A voir: «Les Choses. Une histoire de la nature morte», Musée du Louvre à Paris, jusqu’au 23 janvier 2023.