https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/10/24/on-sait-ce-qu-est-un-pauvre-a-l-inverse-c-est-quoi-etre-un-riche-en-france-aujourd-hui_6147043_3232.html

 

Depuis quarante ans, aucun débat serein sur les riches n’a eu lieu, aucune distinction n’est opérée entre les rentiers et les entrepreneurs créateurs d’emplois, constate dans sa chronique Jean-Michel Bezat, journaliste au « Monde ».

Publié le 24 octobre 2022

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l flotte dans l’air un lourd parfum « antiriches », porté par une baisse de pouvoir d’achat catastrophique pour les plus modestes et un sentiment de déclassement social grandissant des classes moyennes. Du pavé des villes aux bancs de l’Assemblée nationale, les syndicats, les associations et les partis d’extrême droite et de gauche agitent de nouveau la figure honnie du « riche », bouc émissaire de la crise, exutoire par où s’épanche la colère. Jusqu’à des élus de la majorité présidentielle, qui ont voté il y a quelques jours une taxation des superdividendes. Au bout de la pique, la tête du PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, a remplacé le chef du propriétaire de LVMH, Bernard Arnault, pourtant cent fois plus riche que lui.

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Le cas des patrons du CAC 40 n’est pas anecdotique. Parfois exorbitantes, leurs rémunérations (salaire, stock-options, retraites chapeaux et parachutes dorés…) ont suivi la financiarisation de l’économie amorcée dans les années 1980, quand la hausse du cours de Bourse et le retour aux actionnaires ont pris une place tout aussi exorbitante. La munificence des multinationales a porté ces « packages » jusqu’à 300 fois le smic et 100 fois le salaire moyen dans certaines sociétés, alors que la dispersion des rémunérations n’allait que d’un à vingt dans les années 1970.

Cette richesse a ruisselé sur le sommet de l’encadrement, sans descendre très bas, et ces écarts ne font qu’attiser régulièrement les tensions au sein des entreprises. Il a fallu que le feu social menace pour que le gouvernement s’en avise. Le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, admet du bout des lèvres qu’il y a « un problème en France de partage de la valeur » et réclame des grands patrons une « “common decency” en matière de rémunération ». François Bayrou, président du MoDem, ne peut être en reste : « Le pays a besoin de signes de justice. »

Les ultrariches, figure repoussoir à usage politique

En quarante ans, le débat sur les riches a peu évolué. La formule du secrétaire général du Parti communiste français, Georges Marchais, qui jouait la surenchère face à François Mitterrand lors de la campagne présidentielle de 1981, est restée dans les mémoires : « Au-dessus de 4 millions [1,6 million d’euros actuels], je prends tout. » A la veille de la primaire socialiste chargée de désigner le candidat pour l’élection présidentielle de 2007, François Hollande lui faisait écho : « Je n’aime pas les riches, je n’aime pas les riches, j’en conviens. » Aucun débat serein n’a eu lieu, aucune distinction entre les rentiers de plus en plus nombreux et les entrepreneurs créateurs d’activités, d’emplois et de rentrées fiscales.

On sait ce qu’est un pauvre : un seuil a été fixé à 60 % du salaire médian, et 10 millions de Français vivent avec moins de 1 102 euros par mois (2 314 euros pour un couple avec deux enfants de moins de 14 ans), selon l’Insee. Il permet de cibler des prestations sociales destinées à tirer les plus modestes de la pauvreté. Rien de tel à l’autre extrémité du spectre social. C’est quoi, être un « riche » en France aujourd’hui ? La seule certitude est qu’il existe d’abord dans le regard de l’autre – souvent détesté, toujours envié. Et que ces passions tristes épargnent les stars du football, dont les salaires indécents ne sont que la captation de l’essentiel de la rente du ballon rond.

Les riches, alors ? Sont riches ceux qui disposent d’un niveau de vie après impôts supérieur à 3 673 euros par mois (5 790 euros à Paris) pour une personne seule ; ou d’un patrimoine d’au moins 490 000 euros par ménage, soit trois fois la médiane, définit l’Observatoire des inégalités. A cette aune salariale et patrimoniale, la France compte 4,5 millions de riches (15,5 % des ménages). Son directeur, Louis Maurin, met ainsi en garde contre une vision réduisant le débat sur les inégalités aux ultrariches, figure repoussoir à usage politique.

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« Penser que la répartition des richesses se résume au combat des 99 % d’en bas contre le 1 % du haut de la pyramide, comme le dit le plus souvent la gauche française, est démagogique », écrit-il dans son deuxième Rapport sur les riches en France, publié en juin 2022. L’homme, qui ne peut être soupçonné de complaisance pour les plus fortunés, estime que « derrière quelques PDG ultrariches, s’abrite une population qui montre du doigt l’étage supérieur des revenus, tout en profitant de l’insécurité sociale subie par les catégories populaires ».

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Un sentiment de dépossession de son existence

La stigmatisation des seules grandes fortunes relève de l’incantation politique, les mesures fiscales confiscatoires sapent la légitimité de l’impôt. Elles permettent de se donner bonne conscience à peu de frais et d’éviter de réformer la fiscalité, notamment sur les successions, pour freiner l’accroissement des inégalités par la transmission des patrimoines. Elle occulte surtout un autre phénomène, qui montre à quel point les inégalités monétaires ne sont pas l’alpha et l’oméga de la crise actuelle : le sentiment de dépossession de son existence.

Lire aussi Article réservé à nos abonnés Et si l’héritage n’allait pas de soi ?

Les réflexions de Louis Maurin trouvent un prolongement dans le dernier essai, cruel et incisif, du géographe Christophe Guilluy. Dans Les Dépossédés (Flammarion, 204 pages, 19 euros), la charge ne porte pas sur les patrons du CAC 40 ni les 1 % les plus riches, mais sur une catégorie cool-écologiste qui a subrepticement expulsé les classes populaires du cœur des métropoles, de certaines banlieues, du littoral Atlantique.

Guilluy dénonce cette « bourgeoisie “insoumise” qui peuple ces quartiers » et vote à gauche (y compris radicale). Elle n’a pas de mots assez durs contre les 1 %, le capitalisme et ses injustices, « mais elle quitte rarement son loft pour grossir les rangs des manifestants » contre l’expulsion sournoise des ouvriers et des employés de leurs lieux de vie. Comment imaginer que la contestation vienne de ceux qui ont fait la culbute grâce au boom de l’immobilier et qui, de surcroît, osent leur faire la morale écolo sur leur mode de vie ?

 

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