Les célibataires sont majoritaires dans les nouvelles demandes permises par la PMA pour toutes. Qui sont-elles ? Et comment leur projet est-il accueilli ?
Par Marion Cocquet
Temps de lecture : 13 min
Manon* a 35 ans, elle est fonctionnaire de police dans le Val-de-Marne. Elle a une voix très douce, un peu timide. « J'ai mon emploi, mon appartement, ma voiture : matériellement, je ne manque de rien. » Manon s'est lancée seule dans un parcours de procréation médicalement assistée (PMA) dès que la loi l'a permis ; elle a bientôt rendez-vous pour une première insémination. Elle n'en a pas encore parlé à ses parents. Dans sa famille, dit-elle, on est « très traditionnel » : un bébé se conçoit à deux, et en couple hétérosexuel. Manon aurait bien voulu, d'ailleurs, devenir mère de cette façon. Pour un peu, elle s'excuserait de n'y être pas parvenue.
Elle a essayé de tomber enceinte il y a cinq ans, avec son compagnon de l'époque. On lui diagnostique alors une insuffisance ovarienne précoce, le couple entame un suivi à l'hôpital – ils se séparent après deux ans et demi d'essais infructueux, et le projet s'arrête là. « Après ça, raconte Manon, je crois que je me suis interdit de rencontrer quelqu'un. J'avais honte, je n'imaginais pas annoncer à un homme que j'avais ce type de problèmes. » Aller à l'étranger aurait coûté trop cher : elle a serré les dents, supporté tant bien que mal les « Toujours pas casée ? » de son entourage et les discours ambiants sur l'« égoïsme » d'une « PMA sans père ». Elle a attendu. « Le soir où la loi est enfin passée, j'ai fait un super apéro avec mes amis. » Le lendemain, elle rappelait le centre qui l'avait reçue lorsqu'elle était en couple.
Raz-de-marée
Depuis le 29 septembre 2021, la PMA est accessible, en France, aux femmes dites « non mariées », comme aux couples lesbiens. Des célibataires, il a été peu question durant l'examen du texte. Elles posent pourtant aux praticiens des questions singulières – l'absence d'un second parent, d'un « tiers séparateur » entre la mère et l'enfant, continue par exemple de préoccuper certains psychologues. Surtout, elles représentent plus de la moitié des 5 126 nouvelles patientes recensées au premier trimestre 2022 par l'Agence nationale de biomédecine. En six mois, de septembre 2021 à mars 2022, près de 13 000 demandes de don de sperme ont été enregistrées en France – environ dix fois plus qu'au cours de l'année 2019, où 987 enfants étaient nés grâce au don. Un raz-de-marée.
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« Nous nous attendions à un effet de rattrapage, mais son ampleur nous a surpris, reconnaît Mikaël Agopiantz, responsable du service d'aide à la procréation de l'hôpital de Nancy. Chez nous, les demandes de PMA avec don de spermatozoïdes ont augmenté de 400 %. » Le CHU de Nancy s'est tenu prêt, cependant. Une première PMA a été réalisée deux mois seulement après la publication des décrets d'application, quand la moyenne nationale s'élève aujourd'hui à un an d'attente entre la prise de contact et le début des essais. « En la matière, la France est sur un mode préhistorique, elle n'est pas au niveau des standards internationaux », lâche Mikaël Agopiantz.
Beaucoup de femmes ne sont pas prêtes à attendre douze mois, en effet, certaines n'en ont pas le temps. En Belgique, en Espagne ou au Danemark, les premiers pays d'Europe auxquels les femmes seules ou les couples de femmes s'adressaient jusque-là, les médecins ont vu le nombre de Françaises en consultation diminuer après l'adoption de la loi… pour remonter quelques mois plus tard.
« Tout le monde est sur les genoux »
« Parler de “PMA pour toutes” tenait de l'affichage, commente avec une pointe d'agacement Catherine Guillemain, présidente de la fédération des Cecos (centres de conservation des œufs et du sperme). Il s'agit d'une prise en charge médicale : il ne suffit pas de la vouloir pour l'obtenir. Entrent en ligne de compte l'âge de la patiente, l'état de sa réserve ovarienne, la disponibilité des paillettes de spermatozoïdes… mais aussi les moyens techniques et humains. Quand la loi a été adoptée, nous estimions nécessaire la création de 100 à 120 postes sur le territoire. En juin dernier, 75 % d'entre eux n'étaient toujours pas pourvus. La réforme a été mise en place avec le personnel préexistant et, aujourd'hui, tout le monde est sur les genoux. »
Dans Le Monde, l'Agence nationale de biomédecine reconnaissait en août que « l'attente forte, mais souterraine » des femmes célibataires n'avait pas été suffisamment anticipée. « Les projections ont été faites en fonction des données récoltées à l'étranger sur la présence des Françaises en consultation, explique Bénédicte Blanchet, coprésidente de l'association Mam'en Solo, qui regroupe des mères célibataires. Tout un public est passé sous les radars. » Les femmes qui, comme Manon, comptaient sur une adoption rapide du texte français, et celles qui n'avaient pas les moyens d'être suivies à l'étranger, ou que l'illégalité de la démarche inquiétait. Certains chiffres européens auraient cependant pu attirer l'attention : au Danemark, ainsi, 1 870 femmes célibataires avaient eu recours à une aide à la procréation en 2019 (contre 470 couples de femmes). Et, selon une étude de l'University College de Londres en 2017, près de la moitié des Suédoises ayant recours à une PMA à l'étranger étaient des femmes seules.
Quadrature du cercle
Au centre de PMA de l'hôpital Tenon, à Paris, les femmes non mariées représentent près de deux tiers des nouvelles demandes. « On observe une très forte disparité entre les différents Cecos, remarque Nathalie Sermondade, qui y est médecin biologiste. Il est possible que ces demandes soient surreprésentées à Paris et dans les grandes villes. Mais il me semble que cela témoigne d'un bouleversement sociétal plus profond, d'un changement dans la conception même de ce qu'est une famille. »
« Il est intéressant de voir combien ces chiffres surprennent, commente de son côté Virginie Rio, présidente du collectif BAMP, qui informe sur les parcours de PMA. C'est assez révélateur du désir d'enfant des femmes et de leur désir d'autonomie, mais aussi de la difficulté à remettre en cause le modèle de la famille nucléaire. Un couple de femmes, c'est encore un couple… Mais une femme seule, vous n'y songez pas ! On a d'autant plus de mal à l'envisager que, pendant longtemps, il n'a été question dans le débat public que des familles monoparentales en souffrance, et en grande précarité. »
Certains Cecos rendent ainsi obligatoire un rendez-vous avec une assistante sociale – un régime dont les couples sont dispensés. Difficile de reconnaître la figure d'une mère célibataire, certes, mais ayant choisi de l'être. Non pas isolée, mais très entourée au contraire, et sans difficulté sociale ni économique particulière. Dans Si je veux (Grasset), qui retrace son propre parcours, la journaliste Johanna Luyssen décrit une forme de quadrature du cercle : « Ne pas faire “pauvre fille”. Ne pas faire “triste”. Ne pas faire “capricieuse”. Faire “sérieuse”, “déterminée” et surtout pas “anti-hommes”. »
« Je ne voulais plus attendre. Attendre quoi ? »
Marie est la mère d'un petit garçon de 15 mois né d'une fécondation in vitro au Danemark. Elle a 31 ans. « Ma dernière vraie vie de couple s'est terminée quand j'avais 23 ans, raconte-t-elle. Deux ans plus tard, j'ai découvert que je souffrais d'une endométriose susceptible de nuire à ma fertilité. J'ai acheté un appartement que j'ai retapé avec mon père, je sortais, je voyais du monde, mais je me sentais très seule, et je ne trouvais pas ma place. Ce diagnostic douloureux m'a finalement mis un coup de pied aux fesses. J'ai commencé à mettre de côté les articles que je trouvais sur la PMA, à me renseigner sur les différentes options. Le Covid a suivi et, à la sortie du premier confinement, j'ai décidé de me lancer. Je ne voulais plus attendre. Attendre quoi ? Je m'imagine tout à fait rencontrer quelqu'un un jour, et former une jolie famille recomposée. Je fais mes enfants, après on verra. » Marie a déjà pris rendez-vous avec sa clinique au Danemark, pour avoir un deuxième enfant du même donneur.
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« La loi est venue légitimer une pratique qui a toujours existé de façon non officielle, et qui reste très difficile à quantifier », analyse Hélène Malmanche, sage-femme et docteure en anthropologie. Spécialiste du sujet, elle participe à une vaste étude lancée en 2021 par l'Institut national d'études démographiques (Ined), « AMP sans frontières ». « Ce qui est nouveau, poursuit-elle, c'est la façon dont les femmes assument aujourd'hui leur décision, et estiment que le couple n'est plus un préalable ni une condition pour fonder une famille. » « L'examen de la loi a permis de mettre sur la table des choses qui restaient taboues, abonde la sociologue Virginie Rozée, qui conduit l'enquête de l'Ined. Le fait notamment qu'un donneur n'est pas un père, que procréation et parentalité sont deux choses distinctes. Les choses avaient commencé de bouger avant la révision de la loi de bioéthique, et avant même le mariage pour tous : la société a admis progressivement que toute famille ne se fabriquait pas sous une couette, qu'il en existait d'autres formes – dont les enfants allaient très bien. Mais les femmes sont aujourd'hui mieux armées pour défendre leurs décisions. »
« Son choix n'est pas moins légitime que le mien »
De nouveaux profils apparaissent, les praticiens le confirment : aux femmes autour de 40 ans pour qui la PMA en célibataire est une forme de dernière chance, parfois de pis-aller, s'ajoutent désormais des patientes, parfois bien plus jeunes, qui décorrèlent d'emblée la vie parentale de la vie conjugale. Qui ne revendiquent pas de se débarrasser des mâles, non, et ne nourrissent aucune aigreur à leur endroit. Mais qui conçoivent leur vie amoureuse comme une aventure à part – capable aussi bien de rejoindre une vie de famille que de s'en éloigner, ou de la recomposer.
Certaines de ces femmes sont d'ailleurs en couple. Comme Christina, Montpelliéraine de 35 ans. Son compagnon et elle ne vivent pas ensemble, ce qui leur convient parfaitement. « Le confinement l'a confirmé : on est très bien chacun chez soi, raconte-t-elle. Mais c'est pendant le confinement aussi que la question de l'enfant s'est imposée à moi. Il y avait trois options : on le faisait ensemble, on se séparait si l'idée d'un bébé dans sa vie lui était insupportable… Ou je faisais un enfant de mon côté, mais avec son soutien. Il aura une place privilégiée, c'est certain. Mais je n'ai pas besoin qu'il soit ni géniteur ni parent – et je préfère avoir un enfant seule qu'avec un conjoint qui n'assume pas sa part dans l'éducation. » Christina a fait appel à Cryos, banque de sperme danoise, pour garantir à son futur enfant un accès au donneur – les paillettes sont livrées chez l'un des gynécologues recensés par la société, qui accepte (en toute illégalité) de pratiquer les inséminations à son cabinet.
Émilie, elle, habite en Champagne-Ardenne. Elle est passée par la Belgique avant d'entamer des démarches en France. Elle a 38 ans, elle est enseignante. Son compagnon a deux enfants d'une première relation et n'en souhaite pas de troisième. C'est donc seule elle aussi, et en expliquant aux services hospitaliers sa situation conjugale, qu'elle se lance dans le parcours. « Mes proches ont eu un peu de mal à comprendre la décision de mon conjoint, et moi-même j'ai pu avoir un peu de colère à son endroit lorsqu'une nouvelle tentative échouait, dit-elle. Mais je suis convaincue, au fond, que son choix à lui n'est pas moins légitime que le mien. »
« Ils ne veulent pas de moi ? Tant pis »
Ces profils nouveaux, les médecins ne savent pas toujours bien comment les accueillir. « Il s'agit non pas de patientes qui demandent une solution médicale à un problème d'infertilité, mais des femmes qui recherchent un accompagnement médicalisé pour un projet parental, explique Hélène Malmanche. On sort du champ de la pathologie et du traitement, c'est-à-dire aussi de la possible prouesse thérapeutique. Beaucoup de praticiennes et de praticiens sont très enthousiastes… mais d'autres y voient une forme de médecine de confort. Et la question est d'autant plus aiguë que les moyens humains manquent et que les centres sont débordés. »
Quand la loi a été adoptée, Natacha a pris contact avec le centre le plus proche de chez elle. « J'ai eu un premier rendez-vous avec une gynécologue qui, en l'espace d'une heure, a remis en cause toute ma vie sexuelle et affective. Qui m'a dit que je ne m'étais probablement pas “trouvée”, qui m'a demandé si j'étais sûre de n'être pas homo ou asexuelle. Et puis j'ai reçu un courrier me disant que mon parcours en France était terminé. Ils ne veulent pas de moi ? Tant pis. Et même tant mieux : en Espagne, c'est la clinique qui s'adapte à moi, à mes souhaits et à mes disponibilités, pas l'inverse, comme en France. »
Temporiser
Chaque centre dispose d'une relative autonomie, mais tout dossier passe devant une commission pluridisciplinaire, composée de gynécologues, de biologistes spécialistes de la fertilité et de psychologues. « Il nous arrive de temporiser un peu lorsqu'un projet ne nous semble pas assez abouti, ou que la situation nous paraît présenter des risques psychosociaux, explique Nathalie Sermondade. Mais nous avons pour principe d'accueillir tout le monde. » Cela, en respectant l'ordre d'arrivée des nouvelles patientes – sans opérer de tri en fonction de leur âge ou de leur situation conjugale.
Pauline, 38 ans, a préféré ne pas s'étendre sur sa situation. Elle n'a jamais éprouvé de désir pour qui que ce soit, homme ou femme. Elle l'a beaucoup caché à son entourage, se l'est beaucoup caché à elle-même – elle a essayé plusieurs fois de « se forcer », raconte-t-elle, mais toujours pour le pire. Elle a donc pris l'habitude de botter en touche lorsqu'on lui posait des questions, et contré de son mieux l'anxiété qu'elle éprouvait à l'idée de ne jamais trouver « le bon équilibre », de ne jamais non plus avoir d'enfant. « Cela fait très peu de temps que l'on parle ouvertement d'asexualité, dit-elle. Je ne connais ce mot-là, le mot qui me correspond, que depuis trois ou quatre ans. » Au centre de PMA de Nantes, où elle a pris rendez-vous en septembre 2021, elle s'est contentée de dire qu'elle était célibataire, de peur d'être traitée en bête curieuse et de voir sa demande retoquée.
Cheminement
« Ça m'a toujours semblé un peu curieux, commente Félicie, cette idée de valider ou non un projet d'enfant. Comment décider, et au nom de quoi ? Cela dit, les médecins espagnols ne posent absolument aucune autre question que biologique, et ça me paraît aussi un peu troublant. Il faudrait sans doute imaginer un juste milieu. » Félicie a 41 ans. Longtemps, dit-elle, elle a espéré construire un couple durable – elle n'imaginait pas être mère autrement. Elle a entamé une psychanalyse, pour essayer de comprendre pourquoi ses relations ne duraient pas, lutté elle aussi contre une forme de honte à échouer là où ses amis réussissaient. À 37 ans, elle a fait congeler ses ovocytes en acceptant d'en donner une partie – une procédure qu'autorisait la révision de 2011 de la loi de bioéthique. « C'était, à l'époque, une façon de me donner un peu de temps, au cas où je rencontrerais quelqu'un. »
Puis est venu ce jour où elle a cru être tombée enceinte, d'un amant avec qui elle n'envisageait pas de fonder une famille. « J'aurais dû être catastrophée, j'étais très heureuse. Et très déçue lorsque j'ai eu mes règles. Je me suis rendu compte, à ce moment-là, que le désir d'avoir un enfant était bien plus ancré en moi que je ne le pensais. » Il y a eu encore du chemin à parcourir, avant de se décider à contacter une clinique espagnole. De longues heures à lire des articles, écouter des podcasts, soupeser son choix. Félicie a d'abord pris contact, via une association, avec des hommes qui proposaient gracieusement leurs services pour des inséminations « naturelles » (au cours d'un rapport sexuel) ou « artisanales » (à l'aide d'une pipette). « J'en ai rencontré deux, assez sympathiques, d'ailleurs. Sauf que le premier m'a fait rapidement comprendre que je lui plaisais, et a plaidé assez lourdement pour une méthode “naturelle” dont je ne voulais pas. Et que le deuxième m'a fait la promotion de ses gènes exceptionnels en m'expliquant en long et en large que tout le monde dans sa famille était haut potentiel. Ça m'a nettement refroidie. Et je me suis dit, surtout, que je n'étais pas prête à prendre le risque de voir le géniteur changer d'avis et faire irruption dans nos vies. »
Ç'a été l'Espagne, donc, où elle est tombée enceinte à la troisième tentative : sa petite fille vient de naître. « J'ai eu le Covid presque en même temps : je me souviens très nettement m'être retrouvée, un peu hébétée, face à mes deux tests positifs. » Félicie avait également pris rendez-vous en France, au cas où. La première consultation a été fixée plus d'un an après son appel, en novembre prochain. Elle songe à s'y rendre malgré tout, son nourrisson sous le bras – dans l'éventualité d'une seconde grossesse.
* Le prénom a été modifié.
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