L’inattention politique aux vivants
Une part de ce que la modernité appelle progrès qualifie quatre siècles de dispositifs qui permettent de ne pas avoir à faire attention – aux altérités, aux autres formes de vie, aux écosystèmes.
Le personnage conceptuel qu’on vise ici, on pourrait l’appeler le « moderne moyen » (nous le sommes tous dans une certaine mesure, dans l’aire culturelle qui revendique d’être moderne). On le nommera ici par souci de concision, le « momo ».
Observons un phénomène colonial typique, puisque c’est souvent là que se révèle le mieux l’étrangeté du momo. Pour un colon occidental, lorsqu’il arrive dans les jungles de l’Afrique ou les rizières à mousson de l’Asie, civiliser un espace dans lequel il s’installe, c’est traditionnellement faire qu’on puisse y vivre en toute ignorance des cohabitants non-humains. C’est supprimer, contrôler, canaliser les fauves, les insectes, les pluies, les crues. Être chez soi, c’est pouvoir vivre sans faire attention. Or pour les autochtones, c’est l’inverse, le chez-soi implique cette vigilance vibratile, cette attention au tissage des autres formes de vie, qui enrichissent l’existence, même s’il faut composer avec elles et que c’est souvent exigeant, parfois compliqué. La concorde est coûteuse en intelligence diplomatique entre humains, elle l’est aussi avec les autres vivants.
Une grande part des techniques et des représentations du monde des modernes servent à cela, c’est leur fonction : se dispenser de l’attention, c’est-à-dire pouvoir opérer partout, en tout lieu, malgré l’ignorance et en toute insouciance, c’est-à-dire sans connaître un lieu et ses habitants. C’est un débranchement à l’égard de ce qui dans la monde vivant alentour exige une disponibilité généreuse, les tissages avec les pollinisateurs, les plantes, les dynamiques écologiques, les climats. C’est une métaphysique pratique, dont la fonction secrète mais puissante est l’interchangeabilité : tout doit être interchangeable, tous les lieux, toutes les techniques, toutes les pratiques, tous les savoir-faire, tous les êtres, les abeilles domestiques, les variétés de pomme, les souches de blé. Il s’agit d’être chez soi partout en homogénéisant les conditions d’existence de manière à ne pas avoir besoin de l’éthologie des autres et l’écologie d’une lieu, c’est-à-dire les mœurs des peuples de vivants qui l’habitent et le constituent. Pour pouvoir se consacrer à l’ « essentiel » aux yeux de momo : les relations entre les congénères humains. Relations de pouvoir, d’accumulation, de prestige, d’amour, de famille, sur fond d’un décor inanimé, constitué par les dix millions d’autres espèces qui, soit dit en passant, sont nos parentes.
C’est très ambivalent comme phénomène, car sur certains points cela a produit des effets confortables et avantageux. Il ne s’agit pas de prêcher bêtement et radicalement le contraire, pour passer de la modernité triomphante à l’anti-modernité contrite. Mais d’apprendre à faire la part des choses : il y a des êtres envers lesquels il faut réapprendre l’attention. Car actuellement, le confort de la modernité s’inverse : à force de ne plus faire attention au monde vivant, aux autres espèces, aux milieux, aux dynamiques écologiques qui tissent tout le monde ensemble, on crée de toutes pièces un cosmos muet et absurde qui est très inconfortable à vivre à l’échelle existentielle, individuelle et collective. Mais, surtout, on génère un réchauffement climatique et une crise de la biodiversité qui menacent concrètement les conditions d’habitabilité de la Terre pour les humains.
Le paradoxe donc, c’est qu’à un certain degré, il y a un confort appréciable dans l’art des modernes de se libérer de l’attention exigée par le milieu et ceux qui le peuplent, mais que, dès qu’il dépasse un certain seuil ou prend une certaine forme, il devient pire qu’inconfortable : il rend le monde invivable. Le problème devient : quel est ce seuil et quelles sont ces formes précisément, sérieusement ? Comment hériter intelligemment de la modernité, faire la part des choses dans nos legs historiques entre les émancipations à chérir et protéger, et les errances toxiques ? C’est une des grandes questions de ce siècle. C’est la question-boussole pour naviguer en tenant ferme le cap, dans la houle entre les deux positions manichéennes que sont, d’un côté, les envolées anti-modernes qui condamnent en bloc la « modernité », mal incarné, tout en jouissant de ses produits ; de l’autre, les attitudes hyper-modernes, qui veulent accélérer sur le même vecteur du Progrès dont on sait désormais qu’il est un cap au pire, en défendant une doctrine odieuse du TINA (There Is No Alternative) qui permet de ne pas réfléchir, militer, ni remettre en cause ce qui est toxique dans notre héritage.
Baptiste Morizot
Extrait de l’ouvrage « Manières d’être vivant », 2020, Actes Sud, pp. 30-32
https://solidaritesemergentes.wordpress.com/2021/07/15/linattention-politique-aux-vivants/
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