Jean-Luc Marion (à gauche) et Metin Arditi (à droite). Le Figaro Magazine
GRAND ENTRETIEN - Le philosophe et académicien, auteur de La Métaphysique et après, et l’écrivain, qui vient de signer Le Bâtard de Nazareth, sont tous deux membres du jury du prix Constantinople, dont l’objectif est de récompenser les écrivains contribuant à un rapprochement entre l’Orient et l’Occident. Alors que la civilisation occidentale apparaît de plus en plus menacée, ils défendent la nécessité d’une alliance judéo-chrétienne.
Le Figaro Magazine.
Le Figaro. - Vous êtes tous deux membres du prix Constantinople, que vous avez par ailleurs créé, Metin Arditi, dans le but d’un rapprochement entre les différentes civilisations. Comment définiriez-vous la civilisation judéo-chrétienne?
Metin Arditi. -La civilisation judéo-chrétienne part initialement de la Torah, à laquelle est venu s’ajouter le Nouveau Testament, à savoir les Évangiles, les Épîtres… Mais cette civilisation, en tant que telle, ne forme pas un tout continu. Certaines personnes, dont moi, regrettent qu’il n’y ait pas eu une meilleure compréhension entre le christianisme et le judaïsme.
L’occasion a été manquée au cours des premiers siècles du christianisme. Il y avait d’une part la Loi et d’autre part l’amour. On aurait pu imaginer que les deux ne pouvaient vivre de manière séparée. Tout comme les trois valeurs du triptyque républicain, l’Égalité, la Liberté et la Fraternité, qui se complètent sans être pour autant fusionnelles. Il n’est donc pas évident de vivre la civilisation judéo-chrétienne comme quelque chose de global.
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Jean-Luc Marion. - Il me semble nécessaire de distinguer la question religieuse de la question de civilisation. Concernant la question proprement religieuse, le problème de la continuité entre le judaïsme et le christianisme est effectivement central, j’ajouterai que le thème de la non-réunification est lui-même capital. Le cardinal Lustiger montrait bien qu’il n’y a pas d’opposition fondamentale entre christianisme et judaïsme, il y a simplement les juifs qui acceptent que le Christ soit le Messie et les juifs qui ne l’acceptent pas.
Jésus, me suis-je dit, a œuvré pour « exclure l’exclusion » de la loi juive
Metin Arditi, écrivain
C’est d’abord une question qui divise les juifs eux-mêmes. Il y a le judaïsme jusqu’à la destruction du deuxième Temple de Jérusalem, avec une liturgie du sacrifice, et le judaïsme synagogal après cet événement. En effet, les juifs ont dû refonder un judaïsme après l’an 70, d’une part parce qu’il n’y avait plus le Temple de Jérusalem, et d’autre part parce qu’il y avait la présence des chrétiens. Ils ont donc voulu se différencier, notamment avec une nouvelle traduction en grec des Écritures. Nous sommes, par conséquent, condamnés à une fracture que les juifs ont créée eux-mêmes entre eux.
Il est d’ailleurs intéressant de voir qu’il y a eu des persécutions dans les deux sens. Les juifs ont d’abord persécuté les chrétiens dans les premiers siècles, en les chassant des synagogues et en les dénonçant aux pouvoirs publics, puis ça a été le contraire. Il y a une élection par la chair, qui fait qu’un juif incroyant reste un juif, alors qu’un chrétien incroyant n’a pas grand-chose d’un chrétien ; et une élection par la grâce, par le baptême, qui concerne les chrétiens.
Ces deux élections, dans un certain sens, se complètent. Nous ne sommes pas dans une situation de totalisation réalisée. C’est d’ailleurs une des forces du lien entre judaïsme et christianisme, c’est que nous savons pertinemment, de part et d’autre, que l’histoire n’est pas finie. Nous ne sommes pas dans une nostalgie de la totalité comme l’islam.
Metin Arditi, votre livre peut se lire comme une volonté de dépasser la fracture judéo-chrétienne. Comment voyez-vous ce dépassement? D’autre part, voyez-vous le judaïsme comme une religion ou un peuple?
MA. - Oh mon Dieu, je n’avais pas une telle ambition! En lisant Vie et destin de Jésus de Nazareth, de Daniel Marguerat, je suis tombé sur cette réflexion, qui m’a paru incontournable: aux yeux des Nazaréens, Jésus était certainement considéré comme un mamzer, un enfant conçu hors mariage, c’est-à-dire un bâtard.
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À l’époque de sa naissance, le christianisme n’existait pas, le concept de l’Immaculée Conception encore moins. Or, la loi juive est très dure à l’égard des bâtards. Ils sont mis au ban de la communauté, ils ne peuvent épouser qu’une bâtarde, et leurs descendants seront considérés bâtards durant dix générations. De la même façon, la loi juive est excluante à l’égard des filles- mères.
Voilà donc un enfant qui, sans l’ombre d’un doute, a souffert d’un double ostracisme, celui à son endroit ajouté à celui qui frappait sa mère. Jésus, me suis-je dit, a œuvré pour «exclure l’exclusion» de la loi juive, tant pour les mamzers que pour les femmes, les estropiés, les handicapés, etc. L’universalisme du christianisme n’a-t-il pas ses racines dans cette «exclusion originelle», qui ensuite prend toute sa dimension dans la Crucifixion? Jésus, enfant, ne portait-il pas, déjà, une couronne d’épines?
D’où le titre de votre livre?
MA. - Exactement. À mes yeux, la passion du Christ a débuté à sa naissance. C’est un titre de tendresse, qui reconnaît l’inoubliable douleur d’un enfant ostracisé. Les grandes blessures d’enfance ne guérissent jamais.
Concernant votre question sur le judaïsme comme religion ou comme peuple: en physique, nous disons quelquefois qu’un problème est mal posé, et qu’il n’a donc pas de solution. Je cherche une solution pour dépasser la fracture entre juifs et chrétiens, mais je me heurte constamment au problème de la nature du judaïsme. Est-ce un peuple? Est-ce une religion? Il y a là une irréductible singularité.
Une autre question est de savoir si l’islam est vraiment une religion
Jean-Luc Marion, écrivain
JLM. -Dans l’Ancien Testament, le nombre de non-juifs qui jouent un rôle fondamental est considérable. On y retrouve également l’annonce prophétique que de toute la terre les nations monteront vers Jérusalem. L’universalisme du peuple juif, me semble-t-il, est constitutif. C’est plus tardivement, à cause des persécutions, qu’il y a eu un rétrécissement, une sorte de nationalisation du judaïsme.
Mais c’était, en un sens, contrebalancé par le fait qu’il y avait plus de juifs en dehors de Palestine, à Alexandrie, à Antioche, ou même dans le sud de la France. L’ouverture aux païens, faite par Paul, bien que brutale, n’est donc pas du tout une coupure et a pu s’inscrire dans les textes.
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Cela explique son succès. L’interprétation charnelle du judaïsme doit cependant être conservée. J’ai beaucoup d’amis philosophes juifs dont la position peut être résumée par «je ne crois pas en Dieu, mais je suis de son peuple».
L’alliance judéo-chrétienne est-elle d’autant plus nécessaire face à la montée de l’islamisme?
MA. - L’alliance est plus impérative que jamais, cela m’apparaît comme une évidence. Il est aussi extrêmement important de perpétuer, pour ne pas dire de sauvegarder, les communautés chrétiennes d’Orient. Elles jouent un rôle d’ancrage capital. Pendant des siècles, leur présence n’a posé aucun problème. Encore aujourd’hui, il y a de telles zones, petites, il est vrai, comme la Palestine qui est depuis toujours une société plurielle. J’ai souvenir d’un déjeuner dans une famille de Bethléem où, à table, nous étions dix, de six religions différentes.
JLM. - Sur la question de l’islam, je me demande combien de temps encore l’interprétation du Coran va pouvoir rester figée ainsi? Le travail a commencé, il est en route, de plus en plus vite. Il y a notamment la fameuse querelle pour savoir si le Coran a été créé «verbatim» par Dieu ou non, mais aussi la querelle sur la vie sacrée du Prophète. Combien de temps le glacis, mis en place au XIVe siècle, va-t-il tenir?
Une autre question est de savoir si l’islam est vraiment une religion. Si une religion est un discours qui dit quelque chose à propos de Dieu, on ne peut pas dire que l’islam en soit vraiment une, car il ne parle pas tant de Dieu que des obligations à son égard. Si une religion est ce qui demande une évolution spirituelle à peu près claire, une direction fixée, la réponse est la même, l’islam n’est pas particulièrement précis, sauf sur l’aspect juridique. Ainsi, il y a une question fondamentale dans l’islam, qui est de savoir en quoi est-il une religion?
MA. - L’islam est vécu par des centaines de millions de personnes comme une religion.
L’Occident, de fait, est affaibli par lui-même
Jean-Luc Marion, écrivain
JLM. - Il est davantage vécu comme une loi à laquelle on se soumet. Qu’est-ce que c’est qu’un saint musulman? Qu’est-ce que ça veut dire spirituellement? On ne le sait pas vraiment. Certes, il y a des grands textes mystiques, mais la plupart du temps ils sont soufis et ont été condamnés. Il faudrait qu’il y ait une théologie islamique et pas seulement un système légal auquel on se soumet, comme si le Pentateuque se résumait dans le Lévitique.
MA. - Personnellement je n’ai jamais ressenti ça comme un problème, peut-être parce que j’ai grandi à Istanbul et que j’ai vécu plusieurs années dans un pays musulman. Ma famille était juive, mais totalement laïque. J’ai été élevé en partie par des gouvernantes musulmanes, jusqu’à ce qu’une gouvernante très catholique m’ait mené au catholicisme. Ce que vous décrivez sur l’islam ne me pose pas de problème particulier, je n’ai pas du tout un regard radical sur cette religion.
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L’Occident est-il attaqué par l’islamisme, ou est-ce sa fragilité, son vide spirituel, qui permet à l’islamisme de prospérer?
JLM. - L’islamisme est avant tout un signe de crise. L’Occident, de fait, est affaibli par lui-même. À partir du moment où la majorité des citoyens et des représentants considèrent que la notion de bien commun est une curiosité du passé, qu’elle ne signifie rien et qu’e lle n’est pas une exigence à avoir, les fondements mêmes de la nation sont en cause.
Nous avons déjà eu des crises de cette espèce, l’une d’entre elles fut les guerres de Religion, à savoir lorsque les nations étaient subverties par des factions auxquelles les gens s’identifiaient davantage. Nous sommes aujourd’hui dans une situation analogue, il n’y a pas de bien commun.
Le président de la République ne peut donc s’appuyer sur rien, sachant que lui-même ne semble pas avoir de convictions extrêmement fermes. Le déclin culturel, si ce n’est moral, est la grande faiblesse de l’Europe. La grande force des États qui menacent potentiellement l’Europe, c’est qu’ils n’ont pas beaucoup d’idées mais y tiennent très fort.
Je fais partie des gens originaux qui, en un sens, sont impatients de savoir le fin mot de la chose, le fin mot de la vie
Jean-Luc Marion, écrivain
MA.-L’autre faiblesse est que de nombreux Européens ont un rapport distant au travail. Le concept des 35 heures est à mes yeux un signe de fin de civilisation. Je ne peux pas imaginer une façon plus éclatante de déclarer «nous, maintenant, on pose le crayon», un mouvement que l’on a presque tendance à glorifier, alors qu’ailleurs, des empires immenses ne cachent pas leurs ambitions.
Combien les gens travaillaient, que ce soit aux XVIIe, XVIIIeet même au XXe siècle… La production littéraire d’un Maurras est stupéfiante, je ne parle pas de celle de Balzac. Il en va de même pour les compositeurs, organistes le jour pour s’assurer un revenu, et qui, en dehors de leur travail, composaient des œuvres immenses. Comment y arrivaient-ils?
Le débat sur l’euthanasie va être ouvert et peut potentiellement réunir dans un même camp l’islam, le judaïsme et le christianisme. Qu’est-ce que cela vous inspire?
JLM. - Sous le nom d’euthanasie, il faut entendre deux choses, le suicide assisté et les soins palliatifs. Dans un cas, on provoque la mort, dans l’autre on essaye de soulager les souffrances du patient jusqu’à sa mort naturelle. De quel droit peut-on faire mourir quelqu’un? Si la vie était produite par nous, par nos moyens techniques et décisions thérapeutiques, il serait légitime que nous y mettions fin.
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Or, les religions principales pensent toutes que la vie n’est pas produite par nous, mais est donnée par Dieu. On retrouve de manière récurrente cette histoire dans la Bible, quand un couple est stérile, l’ange de Dieu vient et leur donne la joie d’avoir un enfant. C’est une manière très claire de dire que la vie ne vient pas de nous mais de Dieu, que nous ne la possédons pas. Ainsi, donner des moyens légaux pour mettre fin à la vie est une forme d’imposture, de vol.
MA.- Je suis entièrement d’accord. C’est d’autant plus inquiétant que l’on offre désormais le suicide assisté aux gens en situation de dépression. C’est très grave, cela revient à nier tout l’héritage judéo-chrétien, selon lequel la vie recommence à chaque instant.
JLM. -C’est un manque de reconnaissance à l’égard de la vie, mais également un manque de courage, cela signifie qu’on a peur de la fin, alors que c’est un des moments les plus importants de la vie. Celui qui ne sait pas mourir est quelqu’un qui n’a pas su vivre, qui a passé sa vie à freiner par peur d’accélérer. Personnellement, je fais partie des gens originaux qui, en un sens, sont impatients de savoir le fin mot de la chose, le fin mot de la vie.
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"À partir du moment où la majorité des citoyens et des représentants considèrent que la notion de bien commun est une curiosité du passé, qu’elle ne signifie rien et qu’elle n’est pas une exigence à avoir, les fondements mêmes de la nation sont en cause." Tout est dit. Et les attaques par les contempteurs de la nation (Melenchon, les indigénistes, les
Islamogauchistes et les "associations" islamistes) sont en effet une marque de la faiblesse et d'autodestruction de la France qui ferait bien de se réveiller si elle veut continuer dans un pays démocratique..
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