par Emanuele Coccia, Philosophe, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess)
Il y a quelques années, l’écrivain italien Alessandro Baricco a publié un livre, The Game, qui formulait une thèse assez surprenante. Selon Baricco, toute la culture contemporaine, tant du point de vue matériel qu’immatériel, n’est rien d’autre que le résultat de l’extension infinie d’un modèle originaire : le tout premier jeu vidéo produit, Space Invaders. Presque toutes les activités que nous faisons impliquent la répétition de ce modèle et de la posture que ce jeu implique : nous sommes devant un écran qui reproduit l’expérience, et nous nous déplaçons dans ce monde avec nos doigts.
Et cette transformation de la structure matérielle sert moins à la dématérialiser (comme le pensent de nombreux critiques contemporains) qu’à en faire un jeu, au sens premier de ce terme : un espace dans lequel nous pouvons faire l’expérience sensible de notre liberté et vice versa, le lieu où notre liberté nous permet de faire l’expérience esthétique de notre expérience. Chaque fois que nous jouons, l’expérience esthétique dépend de nos choix et vice versa, chaque choix que nous faisons nous permet non pas tant de nous sentir souverains sur le monde que de rendre l’expérience sensible du monde plus profonde et plus significative.
Les thèses de Baricco sont difficilement contestables : qu’il s’agisse d’aller à la banque, de parler à des amis, de réunions d’affaires ou de cours suivis via Zoom, de commandes en ligne, notre monde se trouve désormais dans l’impossibilité de se retrouver «hors jeu». Non seulement nous ne distinguons plus le réel du virtuel, mais ce mélange est l’espace dans lequel nous tentons de transformer notre expérience sensible en expérience de notre propre liberté.
Il est normal que cette perspective fasse peur. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si un nouveau genre est apparu : celui des romans, des séries télévisées, des bandes dessinées et même des jeux vidéo qui dénoncent le caractère totalitaire et mortifère du jeu. De Hunger Games à Alice in Borderland, de Battle Royal à Squid Game, on ne fantasme que sur une sortie définitive du jeu. Pourtant, face à ce nouvel enchevêtrement du monde, toute attitude visant à sortir du jeu, à retrouver une réalité pure, sans aucune médiation numérique, risque d’être aussi naïve et réactionnaire que celle de ceux qui pensent le numérique comme un monde dans lequel rien de notre expérience ne doit émerger.
Devenir une intensité purement virtuelle
Peut-être plus que de sortir définitivement du jeu, il faudrait trouver d’autres solutions. D’une part, il devrait être possible de construire des couloirs dans lesquels le réel et le numérique s’ouvrent et s’influencent mutuellement. C’est ce qu’a tenté de faire, il y a quelques années, l’un des plus grands couturiers vivants, Demna Gvasalia, directeur créatif de Balenciaga. Pour la collection automne 2021, en plein confinement, alors que d’autres remplaçaient les défilés par des vidéos, Gvasalia a entamé une collaboration avec Fortnite et a conçu une collection que l’on ne pouvait voir qu’en jouant à un jeu vidéo : Afterworld.
Pour voir la collection, il faut désormais pouvoir jouer au jeu vidéo. S’habiller signifie donc s’être transformé en personnage de ce jeu, devenir une intensité purement virtuelle, mais aussi pouvoir en sortir. Mais contrairement au philosophe du célèbre mythe de la caverne platonicienne, ici, on sort du jeu pour amener dans le monde réel la partie la plus vivante de la caverne : une portion de l’imaginaire qui nous semblait purement virtuelle et qui est au contraire capable d’habiter le réel.
L’habit devient ainsi le couloir du quotidien qui nous permet de redevenir, dans les rues de Paris, les personnages d’un jeu vidéo. Lors d’un défilé ultérieur (printemps-été 2022), ce mouvement a été comme radicalisé : Gvasalia a montré un épisode inédit de la célèbre série télévisée The Simpsons, dans lequel il fait défiler l’ensemble du casting de la série dans Paris. «Je vous emmène tous à Paris», lance-t-il devant le public réuni à Springfield. Plutôt que de sortir du jeu – ou de la grotte – nous devons y entrer pour amener ses personnages dans nos rues.
D’autre part, plutôt que de quitter le jeu, il faut pouvoir en changer les règles. Pour cela, il faudrait que les techniques pour les construire et les modifier deviennent des savoirs universels. Enseigner la grammaire mais pas l’informatique, exiger la maîtrise de l’anglais mais pas celle de Java ou de Python, c’est contraindre l’immense majorité de la population à un dangereux analphabétisme. Et surtout, peut-être que les écoles, les musées, les universités devraient entrer dans le jeu, devenir une partie décisive de cette imbrication du virtuel et du réel. Ce n’est qu’à cette condition que le jeu deviendra plus vivable et plus intéressant.
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