Nous republions cette interview datant de décembre 2020 du dessinateur mort jeudi soir.
Planche issue de «Garder le cap». (Photo Jean-Jacques Sempé. éditions Denoël)
par Mathieu Lindon
Vendredi 27 novembre. Le confinement n’a pas encore été allégé. Cependant Jean-Jacques Sempé, 88 ans, fidèle à l’image que ses dessins véhiculent - l’humain avant la technique, s’il faut les opposer -, tient à ce que l’entretien ait lieu chez lui, masques bleus et distance barrière, dans le quartier Montparnasse, à Paris. L’occasion est la sortie de Garder le cap, son nouvel album.
Depuis des décennies (Rien n’est simple est paru chez Denoël en 1962), son travail suscite sourire, rire - et sympathie. Il est toujours du côté des petits, son humour repose sur quelque chose de touchant. Même les grands de ce monde, il les montre dans leurs petits (mais pas forcément mesquins) côtés - «on risque tous d’être happés par cette fameuse solennité qu’on pourrait appeler ridicule».
L'art et la religion sont très présents dans Garder le cap, comme si les aspirations humaines ne pouvaient échapper à ce couple solennité-ridicule. C'est une dame bien habillée, dans une église monumentale, adressant un reproche vers l'autel : «Que vous n'existiez pas, soit. Mais à ce point, c'est indécent.» Ce sont des marquis et des duchesses en costume d'époque voyant arriver des sauveurs, en l'occurrence des marins en uniforme, auxquels le marquis le plus proche dit : «Mais non ! Mais non ! Nous donnions une représentation théâtrale quand le paquebot a sombré !» Comme il a dessiné jadis un homme voulant «être normal et avoir du génie», on trouve ici deux jeunes femmes discutant en terrasse d'un café sur la place bondée d'un lieu qui pourrait être Saint-Tropez à qui Sempé a consacré un album (Denoël, 1968), l'une disant à l'autre : «J'aurais voulu rencontrer un homme riche que j'aurais aimé pour d'autres raisons que son argent.» L'humour de Sempé transcende les époques dans les grandes largeurs. Dans un paysage où apparaissent des animaux préhistoriques, un homme vêtu de peau de bête s'adresse sévèrement aux enfants rentrant d'une improbable école : «Quoi ? Zéro en histoire alors qu'elle ne fait que commencer !»
Comme Jean-Jacques Sempé répond souvent brièvement, l'interview prend parfois l'apparence d'une conversation, d'autant qu'il ponctue ses paroles de «mon cher» et donne libre cours à sa fantaisie.
«Garder le cap», est-ce une devise ?
Beaucoup de gens dans la rue gardent le cap quoi qu’il advienne, ils sont bien obligés. Comme tout le monde, j’essaie de surnager en gardant le cap, si tant est qu’on puisse surnager en gardant un cap. Dans mon travail, bien sûr, j’essaie, mais le charcutier aussi. Le cap est une chose que l’on découvre quand on ne l’a plus. On l’avait gardé jusque-là et puis plof, on a laissé échapper le cap et on est perdus. C’est précieux, un cap.
Comment trouvez-vous les titres de vos albums ?
Aucune grandeur dans ma réponse : en réfléchissant, plus ou moins bien mais en réfléchissant. J’entends des conversations, la radio et la télévision et avec tous ces mélanges je me rends compte qu’il est malaisé de garder un cap - sa direction si on en a une mais il faut bien qu’on en ait une.
Comment définiriez-vous ce que tout le monde appelle le «ton à la Sempé» ?
Fort aimable, «tout le monde appelle». C’est un peu exagéré, mon cher.
Vous voyez bien de quoi il est question.
Il me semble. La taille humaine. Mais c’est mon boulot, on a tous un petit boulot et c’est le mien.
C’est comme si vous étiez un expert de la vie quotidienne dans vos dessins.
Je ne suis pas dans le coup, dans la vraie vie quotidienne. Je marche à tâtons, si j’ose dire.
Comment vous viennent vos dessins ?
Si je savais, ma vie serait plus simple. En travaillant, en essayant, en m’obstinant. J’ai une idée qui me taraude depuis un certain temps. Un jour, il faut que je me débrouille pour en faire quelque chose. Ça marche ou ça ne marche pas. Souvent, ça marche. Heureusement, mon cher.
(Arrive sa chère galeriste.) - Bonjour, madame Martine Gossieaux. - Bonjour, monsieur Jean-Jacques Sempé. Tu vas bien ? Ne fais pas de bêtise (ajoute-t-elle pour son chien qui se précipite sur des coussins de canapé). - C'est beaucoup lui demander, à ce clébard. (Martine Gossieaux à l'intervieweur :) - Vous ne trouvez pas que le masque met en valeur ses yeux, c'est à peu près la même couleur ?
Vous dessinez pour Paris Match depuis 1957, le New Yorker depuis 1978. D’où vous vient cette fidélité ?
Je suis bien content qu’ils m’acceptent.
Mais vous avez dit aussi que vous aviez été bien content que Jean-Jacques Servan-Schreiber vous ait fait partir de l’Express.
Il était insupportable, ce type. Un peu bête. Même si je ne me suis pas permis de le dire à Françoise Giroud, souvent je le trouvais un peu con.
On dit Sempé et pas Jean-Jacques Sempé. Pourquoi avez-vous sacrifié votre prénom ?
Toutes proportions gardées, on dit Picasso et pas Pablo Picasso. En revanche on dit Raoul Dufy. Alors… Revenez dans deux mois et je vous dirai ce que j’en pense si tant est que j’y ai pensé, mon cher.
Peut-on dire que le titre Un léger Décalage (Denoël, 1977) s’applique à toute votre œuvre ?
Oui, comme dirait Pierre Dac : on peut le dire. L'actualité, je n'aime pas ça du tout. Je ne suis pas fait pour ça. Tout le monde ne peut pas être commentateur, autant pour les matchs de foot que pour les exploits d'un grand humoriste américain comme Donald Trump, un des plus grands que l'Amérique ait produits. Je ne commente pas l'actualité mais l'ambiance, comme on dit de façon pompeuse en anglais the mood, dans laquelle on est baigné, plus ou moins bien d'ailleurs.
Comment caractériseriez-vous votre style ?
Ce qui vous caractérise, vous, c’est de poser des questions simples. Laborieux, mon style est laborieux.
Que représente pour vous la sortie d’un album ?
C’est mon métier. J’aime faire ça, j’adore les livres et je suis toujours content quand je réussis à en terminer un. Que l’éditeur ou les éditeurs soient d’accord pour le publier, ça me fait plaisir.
Martine Gossieaux est très importante dans mon travail. Un jour, il faisait très beau, j’habitais un endroit merveilleux place Saint-Sulpice. Je décide que je veux absolument dessiner un chat qui prend le soleil dans un restaurant. J’y travaille toute la matinée en me disant que je fais le plus beau métier du monde. Je vais à la galerie. Quand je montre mon dessin : «C’est une horreur. Tu ne vas pas le garder, il faut le déchirer.» Je croyais être félicité pour mon excellent travail et je suis rentré chez moi moins persuadé de pratiquer le plus beau métier du monde. Il a fallu que je me résolve à faire autre chose. J’adore les chats mais celui-là devait être un chat sauvage - il m’échappait, c’était impossible de l’attraper.
[Il y a une chatte dans l'appartement, nommée Nefertiti, ndlr.] Nefertiti était la femme d'Akhenaton et réunissait en une seule personne toutes les beautés du monde. C'est une chatte qui me méprise complètement, à un point incroyable, un mépris affiché qui est une preuve de caractère peu commun. Je ne peux pas l'attraper, la caresser, la toucher. Elle n'est jamais contente de me voir. Je l'aime beaucoup et elle ne me le rend pas du tout. Elle doit encore parler égyptien et je connais peu de gens capables de traduire ce qu'elle me dit et qui doit être : «Fous-moi la paix une fois pour toutes.»
Qu’est-ce qui vous fait rire dans vos dessins, ou vous plaît, vous excite ?
Ça arrive bien rarement. Parfois une expression me plaît. Parfois, un type qui court, je trouve qu’il court pas mal. Parfois un type fait du vélo d’une façon telle que j’ai envie de reprendre le mien et d’aller faire un tour. Parfois je prie le ciel, je demande au Très Haut de me mettre un peu d’humour dans ce que je fais. Ils sont très occupés là-haut, et avec tous ces ordinateurs ils ne savent pas trop s’adapter à la vie moderne. Saint Pierre est toujours le premier que je convoque, il arrive au triple galop parce que c’est un type rusé, mais incapable de vous rendre service. Il a un joli costard acheté à crédit et d’autres beaux vêtements dont il est fier. Mais m’aider dans mon travail, il ne va pas jusque-là. Il est toujours content de rentrer chez lui, sûrement un peu effrayé de ce qu’il se passe en bas.
Vous sentez-vous spectateur, observateur, rebelle, à côté ?
Je suis quelqu’un qui cherche à s’accrocher, à tenir bon. Il faut de l’audace pour s’accrocher, maintenant. Quand vous vous levez le matin, que vous écoutez la radio, regardez la télévision, le charmant Donald Trump, il va falloir trouver un truc pour que la journée soit acceptable.
Le Covid-19 pourrait vous inspirer ?
Le dessiner ? Non, ça me fout une trouille terrible. Au temps de la peste, j’aurais fini dans des maisons où des gens affolés cherchent le salut auprès d’un Seigneur qui se cache. C’est terrifiant, cette histoire. Et qu’est-ce qui ne fait pas peur dans la rue ? Essayez de traverser un boulevard sans respecter les feux rouges. On ne se promène pas impunément l’écharpe au vent en sifflotant.
(Quelques minutes auparavant, Martine Gossieaux est venue allumer la lumière, l’obscurité gagnant. «Oui, on est radins avec l’électricité, ici», a plaisanté Jean-Jacques Sempé qui ne quitte pas de tout l’entretien le siège sur lequel il était déjà installé avant l’arrivée de l’intervieweur. Avant que l’entretien se termine, il a envie de parler d’autre chose.)
Il y a des amis que j'ai eus et que j'ai adorés et que j'adore et ça continue. Je voudrais qu'un spécialiste m'explique comment je peux penser à tant d'amis qui ont disparu ou qui sont toujours là et tous les jours - pas une journée où je ne pense pas à mes amis. Ils sont tous des gens formidables. Duke Ellington que j'adore est un type auquel je pense tout le temps. J'ai demandé à un professeur de jazz de me montrer certaines choses de lui pour que je m'entraîne et m'en rapproche. Sinon, quand j'arriverai là-haut et qu'il y aura Claude Debussy, Maurice Ravel et Duke Ellington, s'ils voient que je n'ai pas fait de progrès, ils vont tous me laisser tomber. Le pire est Jean-Sébastien Bach, sûrement un brave homme mais qui a dit une chose effroyable : «Quiconque travaillera autant que moi fera aussi bien.» Chaque fois que je loupe quelque chose, je l'engueule. Je lui dis : «Pourquoi avoir dit ça ?»
Vous avez réalisé l’album Catherine Certitude (Gallimard, 1988) avec Patrick Modiano. N’y a-t-il pas, comme on le dit pour lui, une «petite musique» de Sempé ?
Ça me flatte énormément. Je souhaiterais qu’il y eût une petite musique de Sempé et que j’en touche les droits d’auteur. Et qu’ils soient conséquents.
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..... SEMPE ...décédé ce 11 août 2022 .... gratitude ..*.
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